LE LIVRE DE LA DIRECTION INTIME (Suite du nuage d’inconnaissance)

Ce livre est l’œuvre de la maturité, de l’auteur anonyme du Nuage d’inconnaissance , qui compte parmi les écrits mystiques anglais les plus influents, écrit en moyen anglais du XIV eme siècle. Le livre de la direction intime a été écrit après le nuage d’inconnaissance et lui fait directement pendant.
L’auteur du Nuage d’inconnaissance a voulu que son texte reste anonyme et son anonymat a été respecté de ses contemporains. Il existe aujourd’hui différentes hypothèses sur son identité, mais aucune ne fait l’unanimité. Le texte permet de savoir que son auteur a reçu une formation théologique, qu’il récitait l’office divin et menait une vie solitaire. Il pourrait s’agir d’un moine, vraisemblablement un chartreux, ou bien d’un prêtre d’une paroisse de campagne, ou – hypothèse peu probable – d’un anachorète non-chartreux menant d’une façon ou d’une autre une vie solitaire dans laquelle il s’adonnait à une vie de prière et se souciait de la direction spirituelle d’autres personnes.
Le contenu du message du livre de la direction intime, c’est l’offrande de la nudité de soi à Dieu en tant qu’il est dépouillé de toute attribution sensible et intellective. J’en retranscris ci-après un condensé . Ceux qui désirent le lire en son entier pourront le faire en le trouvant dans le livre intitulé : LA QUÊTE DE LA SAGESSE présenté par Alain Sainte-Marie aux éditions Point-sagesses.

_____________________________

Ami spirituel en Dieu, c’est à toi que je m’adresse à présent tout personnellement au sujet de l’exercice intérieur pour lequel je te crois disposé, et non à ceux qui liront ces lignes par loisir. Si je devais écrire pour tous, il me faudrait alors écrire des choses qui s’accordent à tous en général. Mais comme à présent je m’adresse à toi personnellement, par conséquent, je ne donnerai rien qui ne me semble le plus nécessaire et le plus adapté à ton unique situation. Si quelque autre personne se trouvait semblablement disposée, et qu’elle tire autant de profit de ces lignes que toi, alors tant mieux, j’en serais ravi…

Lorsque tu veux te recueillir, ne pense pas à l’avance à ce que tu vas faire. Laisse au contraire de côté toute bonne pensée comme toute pensée mauvaise. De plus ne prie pas verbalement à moins d’en ressentir un désir urgent…Veille seulement à ce que rien ne subsiste des opérations de ton esprit, qu’une intention nue déployée en Dieu, nue et non investie d’aucune représentation particulière de Dieu en lui-même, ni de de comment il est en lui-même ou encore dans aucune de ses œuvres… Que la foi soit ton unique assise… Cette humble obscurité doit te servir de miroir et occuper tout ton esprit. Ne réfléchis pas plus sur toi-même que je te recommande de spéculer sur Dieu. De la sorte, tu pourras être uni à lui en esprit, et cela sans dispersion ni distraction mentale . En réalité IL EST TON ÊTRE ET NON TOI LE SIEN… Dans cette nudité qui est la tienne, tu pourras avec l’aide de la grâce, être secrètement nourri dans ton affectivité de lui seul tel qu’il est.

Ce que je suis, Seigneur, je te l’offre, car tu es ce que je suis !

Penser ainsi ne demande pas une grande maîtrise. C’est même à la portée des vivants les plus ignorants d’ici-bas, hommes ou femmes à l’intelligence des plus rudimentaires. C’est du moins ce qu’il me semble . Ainsi, parfois je m’étonne avec un sourire doux-amer quand j’entends certaines personnes très savantes, dire que les écrits que je t’envoie, sont si difficiles et si abrupts, si abscons et si obscurs, que c’est à peine, affirment-ils,  si l’homme ou la femme le plus intelligent d’ici-bas pourrait les comprendre. Il est bien triste que de nos jours , les gens soient à ce point aveuglés par le savoir érudit de l’étude et la connaissance naturelle, qu’ils en sont devenus, à force d’aveuglement, aussi incapables d’avoir une juste compréhension de cet exercice que je propose.

En réalité, je tiens pour ignorant et barbare, quiconque est incapable de penser et de sentir qu’il est- je ne dis pas ce qu’il est mais qu’il est.

… Rien n’importe plus à présent que d’élever vers Dieu, dans la joie d’une langueur d’Amour avide, l’obscure contemplation de ton être dans toute sa nudité, afin d’être lié et uni ,dans la grâce et en l’esprit, à l’être précieux de Dieu, simplement, tel qu’il est en lui-même, sans rien de plus…

Bien que tes différentes facultés ne trouvent rien de substantiel dans cet exercice et que, elles cherchent à t’en détourner, veille à ne pas y renoncer à cause d’elles et maîtrise- les. Ne reviens donc pas en arrière pour satisfaire leur appétit, ne furent-t-elles jamais aussi contrariées. Veille à laisser de côté toute réflexion spéculative issue de tes facultés naturelles en élevant en offrande vers Dieu TOUT CE QUE TU ES, TEL QUE TU ES…. Le premier don de chaque créature est tout simplement son être… Tu constates invariablement que le fondement et l’objet ultime de ta réflexion, quelle qu’en soit la nature, c’est ton être dans toute sa nudité.

Heureux l’homme qui a trouvé la sagesse unifiante et qui acquiert en abondance l’intelligence de cet excellent accomplissement et du discernement spirituel, dans l’offrande du sentiment obscur même de son être propre, et le rejet de toute connaissance théorique, érudite et naturelle. La quête de cette sagesse spirituelle est de loin préférable au gain d’or ou d’argent…

Dès que la moindre pensée particulière, touchant à quoi que ce soit, hormis à la nudité de ton être dans son intégralité, te vient à l’esprit, aussitôt te voilà exilé et ramené aux déductions de tes facultés intellectives, dans l’éparpillement et l’éloignement de toi-même et de ton esprit, par rapport à toi-même et à ton Dieu. Par conséquent, garde toi entier et présent à toi-même autant que la grâce et ton habileté te le permettent. Dans cette contemplation, continue à faire tout ce que tu as à faire : manger, boire, dormir, veiller, t’asseoir, marcher, garder le silence, te coucher, te lever, t’agenouiller, chevaucher, travailler, te reposer. Tous les jours fais don à Dieu de ces choses. Cette offrande doit devenir ta principale activité.

Ne te laisse déconcerter par le trouble d’aucune peur, même si le démon s’approche, comme il ne manquera pas de le faire « sous forme d’un affolement soudain », frappant et cognant aux parois de la demeure où tu te tiens, ou bien encore, exhortant l’un de ses puissants agents à te donner l’assaut, en te prenant au dépourvu. Sache bien qu’il te faudra certainement affronter des visions, des impressions, ou encore des odeurs, des saveurs ou des sons effroyables. Mais tout cela n’a d’autre but que de te faire déchoir des hauteurs de cet exercice de grand prix.
Ne crains pas de te présenter dans cette humilité devant ton Seigneur, ni de t’assoupir dans cette obscure contemplation de Dieu tel qu’il est, loin de tout le tumulte de ce monde mauvais, du malin et de la faible chair, car le Seigneur sera toujours là pour te venir en aide et guider tes pas.
Ainsi , l’âme bénie, se trouve plongée dans un doux sommeil, où elle goûte le repos de l’amoureuse contemplation de Dieu tel qu’il est, et retrouve vigueur et force en son être spirituel.

Mais voyant à présent, que les investigations subtiles de tes facultés intellectuelles, ne te sont d’aucun recours dans cet exercice, peut-être t’étonnes-tu de cette manière de procéder et la mets-tu en doute ? Il n’y a là rien de surprenant, car, jusqu’ici, tu as trop compté sur tes facultés pour pouvoir acquérir la moindre connaissance dans ce domaine. Peut-être même, te demandes tu en ton cœur si cet exercice plaît ou non à Dieu. Ta question provient d’une curiosité intellectuelle, qui ne te permettra sous aucun prétexte, d’accepter la pratique de cet exercice avant d’avoir obtenu satisfaction par un argument de poids. Je vais donc satisfaire ton orgueil intellectuel, afin que plus tard, tu te rallies à mon avis en suivant mes recommandations, sans plus imposer de limites à ton humilité Donc j’affirme que, si une âme, ainsi occupée, possédait la langue et le vocabulaire adéquats à son expérience, alors tous les érudits de la chrétienté seraient éblouis par la sagesse de ses paroles Oui, et en comparaison, toutes leurs grandes théories sembleraient complètes divagations. Aussi ne sois pas surpris de mon incapacité à te dire la grandeur de cet exercice dans mon langage humain et approximatif… En effet, tout ce qu’on en dit n’en dit rien, mais ne fait que l’évoquer.

 Aussi peux-tu tenir pour certain que, même si je te demande d’oublier toutes choses à l’exception du sentiment aveugle de ton être nu, toutefois, je voudrais, et c’est là où je veux en venir depuis le début, que tu oublies le sentiment de ton être propre en échange de celui de l’être de Dieu. C’est la raison pour laquelle j’ai commencé par te démontrer que Dieu est ton être. En effet j’estimais que tu n’étais pas encore en mesure d’être soudainement élevé à l’expérience spirituelle de l’être de Dieu, à cause de l’indigence de tes conceptions spirituelles. Aussi, afin que tu t’y élèves par degrés, t’ai-je enjoint de te faire les dents sur le sentiment aveugle et nu de ton être propre, jusqu’au moment où, à force de persévérance spirituelle dans cette opération intime, tu seras à même d’avoir le sentiment très élevé de la Présence de Dieu. En effet ton intention et ton désir dans cet exercice doivent toujours être de sentir la Présence de Dieu.

Telle est la véritable disposition de qui aime parfaitement. Il se dépouille intégralement et sans réserve de lui-même au nom de ce qu’il aime, se refusant à tolérer d’autre vêtement que l’objet de son amour.
Non de façon passagère, car, sans fin, il doit s’en revêtir dans un total et ultime oubli de soi. Tel est l’œuvre de l’Amour que nul ne peut connaître à l’exception de qui en fait l’expérience.

Par conséquent, chaque fois que t’appliquant à cet exercice, tu vois et constates que c’est de toi-même dont tu as le sentiment, et non de Dieu, tu devras t’en désoler pour de bon et te languir de tout ton cœur du sentiment de la Présence de Dieu, désirant de plus en plus, et sans discontinuer, t’éloigner de l’affligeante conscience et de l’infâme sentiment de ton être intégral.

Désire fuir loin de toi-même comme un venin. Ensuite renonce à toi-même et méprise-toi très impérieusement, ainsi que le veut ton Seigneur. Alors quand tu désireras de toute ta volonté, non pas de ne pas être, car ce serait une folie et un mépris de Dieu, mais de renoncer à la conscience et au sentiment de ton être, tu constateras et tu auras le sentiment, que tu ne peux arriver à tes fins par aucun moyen. Le sentiment nu de ton être intégral se pressera toujours au-dessus de toi, entre toi et ton Dieu, comme au début les qualités de ton être se glissaient entre toi et toi-même. IL TE SEMBLERA, ALORS, ÊTRE À TOI-MÊME UN TRÈS PESANT ET TRÈS DOULOUREUX FARDEAU. ……Ainsi tu peux le voir, il t’appartient dans ton indigence chagrine, de désirer être débarrassé du sentiment de ton être propre, tout en le portant douloureusement comme une croix, avant de pouvoir être uni à Dieu dans l’étreinte spirituelle de son être qui est charité parfaite.

Je te rappelle qu’il est dans ton intérêt de laisser de côté, un jour ou l’autre, les spéculations subtiles de tes facultés pour apprendre à goûter, quelque peu, dans ta vie intérieure, à l’Amour de ton Dieu. Tu parviendras à cette expérience par la voie que je t’indique, avec l’aide de la grâce qui la sous-tend. Cela veut dire que tu ne dois plus jamais cesser de t’appuyer sur le sentiment nu de toi-même dans l’offrande renouvelée de ton être à Dieu, comme s’il s’agissait du don le plus précieux que tu puisses lui faire.
Mais veille, ainsi que je l’ai souvent répété, à ce que ce sentiment soit nu, de peur de tomber dans l’illusion.

A l’opposé, s’il est nu, il te sera alors très pénible, au début, de t’y maintenir, pour quelque durée que ce soit. Car ainsi que je te l’ai déjà dit, tes facultés ne trouvent là rien de substantiel. Mais cela est sans importance et à mon avis c’est mieux ainsi. Je te le demande, tiens pendant quelque temps tes facultés dans le jeûne du plaisir naturel qu’elles trouvent dans la connaissance. Si, comme on a pu n le dire à juste raison, l’homme désire naturellement connaître, il est cependant vrai qu’il ne peut faire l’expérience intérieure de Dieu sans la grâce, quelles que soient son érudition et ses lumières naturelles.
Par conséquent, je t’en conjure, recherche moins la connaissance que l’expérience, car la connaissance souvent nous abuse en nous rendant orgueilleux, mais un humble sentiment d’amour ne trompe pas. Dans la connaissance est l’effort, dans l’expérience le repos.

Mais peut-être te demandes-tu, à présent, de quel repos je parle ? Peut-être te semble-t-il au contraire, qu’il n’y a là que fatigue et souffrance, mais pas le moindre repos . Lorsque tu t’efforces de suivre mes indications, tu ne rencontres de toutes parts qu’efforts et difficultés, car, d’un côté, tes facultés veulent t’en éloigner et tu t’y refuses, et de l’autre, tu désires expérimenter Dieu sans plus avoir le sentiment de toi-même, mais ne le peux. Aussi lutte et déchirement font-ils rage de toutes parts, et le repos dont je te parle, te paraît-il un bien étrange repos. A cela, je répondrai par ces mots : tu n’es pas encore habitué à cet exercice, et c’est pourquoi il t’est extrêmement pénible. Mais s’il t’était coutumier et si tu savais par expérience quels bienfaits il renferme, tu ne l’interromprais pas volontairement pour toutes les joies du corps et tous les délassements du monde réunis. Même si cela requiert une grande douleur et un gros effort, je l’appelle pourtant repos, car l’âme n’a plus alors aucun doute sur ce qu’elle doit faire, mais a l’assurance, au moment de l’exercice, qu’elle ne saurait beaucoup s’égarer.