Mystique non dualiste et Mystique dualiste : échange entre Jean Marc Vivenza et Alain Jacquemart.

 

Bernard Harmand- Alain Jacquemart           Jean Marc Vivenza

Dans le cadre de mes échanges avec mon ami Jean Marc Vivenza , j’ai le plaisir d’insérer sur ce blog la teneur d’un partage que nous avons eu sur un sujet qu’humblement, je trouve important et intéressant. Il concerne un questionnement que peut se faire un jour ou l’autre tout chercheur dans ses rencontres avec d’autres voies que la sienne. Il peut en effet être interpellé par des formulations qui mettent en question sa voie spécifique et il est utile que dans ce cas il ait des réponses qui éclairent son cheminement et le rassurent.
Car s’il est des interpellations sans aucune portée et qui ne le dérangent en rien, il en est d’autres plus subtiles qui peuvent momentanément entamer ses certitudes et le déstabiliser. Il est toujours bon et bénéfique de pouvoir se confronter et partager avec des personnes ayant d’autres opinions que les nôtres et qui nous permettent à chaque instant de ne pas nous endormir sur nos acquis.
Mais il est également nécessaire de garder le cap de sa recherche , face à des options différentes. Tout est dans la nuance et le discernement. Le partage de ce jour reposait sur la différence assez substantielle entre la mystique « naturelle » de la recherche du Soi et la mystique « surnaturelle » chrétienne et théologique. Celui-ci faisait suite à ma lecture du livre de Louis Gardet intitulé : Expériences mystiques en terres non-chrétiennes.

________________________________

Question de Alain Jacquemart :

Cher Jean Marc : Je suis en train de finir un livre qui me laisse un peu perplexe. C’est un livre de Louis Gardet intitulé : Expériences mystiques en terres non-chrétiennes. Evidemment c’est un chrétien et ceci explique peut-être en partie les questions qu’il soulève en moi. Mon impression est assez complexe et difficile à définir mais je vais essayer dans la suite de mon message de l’affiner au mieux. Il évoque l’Inde et beaucoup l’islam dont il était spécialiste.
J’ai l’impression qu’il fait une différence fondamentale entre deux choses. Il estime qu’il existe une sorte de clivage entre la Réalisation hindoue qu’il appelle l’expérience du Soi et puis une autre chose qui pour lui, apparemment serait supérieure (puisqu’il y revient sans cesse…) qu’il appelle l’expérience des profondeurs de Dieu.Au sujet de la Réalisation hindoue et d’ailleurs des expériences de nombreux soufis postérieurs à Rabia et Hallâj, il voit cela comme une sorte d’enfermement sur soi-même n’allant pas assez loin.
Aller plus loin c’est se livrer totalement à l’union avec Dieu. Dans cette catégorie, il met bien sûr en bonne place Saint Jean de la Croix, quelques soufis comme la grande mystique Rabia et Mansur Hallâj qui fut exécuté pour ses dires hérétiques. Mais il considère que la plupart des soufis postérieurs sont plutôt restés dans la première catégorie de l’expérience du Soi.
Quand je vois la hauteur spirituelle de tous les noms qu’il cite, je pourrais me dire que même être déjà à ce niveau de la Réalisation du Soi est considérable et est un but honorable, et arrêter tout questionnement. Maïs en tant que chercheur d’absolu je ne peux m’empêcher d’être « titillé » par la dichotomie qu’il introduit. Je me demande si ce sont des spéculations, fussent-elles les plus nobles possibles, d’intellectuels évoquant des choses qu’ils ne connaissent pas et nécessairement tendant à privilégier le cheminement dans lequel ils sont eux-mêmes .
En un mot est-ce une exagération que l’on peut pardonner à un croyant Chrétien, qui comme beaucoup, a besoin de croire que sa voie est la meilleure pour pouvoir la suivre, ou est ce que réellement, tu penses toi par exemple, qu’il y a une gradation, une différence de niveau entre les deux approches ?
En tout cas pour lui la différence est énorme et je pense qu’il dirait probablement que l’expérience d’un Ramana, ou d’un Nisargadatta (pour ne citer que les plus célèbres) est sûrement sincère et forte, qu’ils sont arrivés à un stade d’unicité en rétractant le soi sur le Soi, mais que ce n’est pas le top. Car il y manque cette rencontre, cet abandon au Dieu tout puissant, cette effusion d’Amour.
Et pourtant : j’entends Bernard ne parler constamment que d’Amour, Ma Ananda Mayi également… Tout cela me laisse vraiment perplexe, d’autant plus, si je l’ai bien compris, qu’il semble mettre dans la même « sous-catégorie » des gens comme Maître Eckart, si prisé des chercheurs attirés par l’Inde, parce qu’il va justement dans le sens de la Réalisation du Soi.

Voici ci-après, pour éclairer ma question, quelques extraits choisis de son livre :
« L’enseignement de Saint Jean de la Croix est, en un sens, un hymne à la grandeur infinie, à la transcendance absolue de Dieu. Nous sommes à l’opposé de toute vision moniste du monde. C’est parce qu’il n’y a pas de commune mesure entre Dieu et l’homme, que l’âme humaine ne peut rencontrer Dieu, ne peut recevoir le don gratuit de Dieu, qu’au terme d’une totale déprise d’elle-même.
Il ne s’agit plus du vide et de l’abolition du flux mental, comme dans le yoga indien, l’âme se vide d’elle-même dans le silence de la nuit pour se laisser habiter par Dieu……L’homme peut bien par ses propres forces se vider de toute saisie intelligible, comme dans le yoga, se rassembler au centre de soi-même, comme chez Plotin. IL NE PEUT PAS PAR SES PROPRES FORCES, POSER DES ACTES DE FOI ET D’AMOUR QUI L’UNISSENT À DIEU.

Autre passage éloquent sur un grand Soufi Bistamî qu’il remet en question :
« Tentation d’orgueil certes ! Nous savons que l’expérience du Soi donne l’expérience d’un Tout, « omniscient et non-né ». Bistamî n’a-t-il pas cru avoir dépassé le Dieu de la foi, le Dieu personnel du Coran ? Et cependant il a hésité. Ses contemporains nous disent qu’il parlait ainsi en extase, mais que revenu à lui, il s’en montrait effrayé ! C’est que l’expérience du Soi n’atteint pas le Dieu vivant…N’y a-t-il pas eu chez Bistamî le double mouvement : l’humilité du croyant qui se réalise créature devant la transcendance divine- et l’ivresse d’une expérience durement conquise, qui lui livrait l’infinie richesse ontologique de son propre acte d’être, mais qu’il ne savait formuler indûment qu’en référence à Dieu ? Ces fusées d’orgueil, jointes à la continuelle crainte d’une duperie divine, seraient un signe que de l’expérience par nescience intellectuelle du Soi à l’expérience par nescience d’Amour des profondeurs de Dieu, IL N’Y A PAS DE CHEMIN DIRECT. »
« Il n’est pas sur terre de voie intellectuelle, même négative et fruitive, qui puisse conduire à Dieu, car il n’appartient pas à l’intellect de connaître Dieu, si ce n’est par le moyen même de Dieu. Or c’est l’Amour et lui seul qui en a le secret. »
Dans le passage qui suit il met en question un Soufi « moniste » Ibn-Al -Farid :
« La présence d’un Dieu vivant, qui ne détruit rien du fond ontologique de l’âme, mais le transfigure en l’union intentionnelle d’Amour, est nécessaire Tandis que chez Ibn-Al-Farid, l’unification s’affirme comme un ressourcement du soi en lui-même unifié, et qui ne peut s’exprimer qu’en se confondant avec le Tout, en se disant le Tout …. IL FAUT DONC RENONCER À LA PLÉNITUDE ISOLANTE DU SOI POUR UN DIALOGUE ET UNE UNION, UNE INHABITATION DIVINE, QUI EST UN PUR DON DE GRÂCE. …. En tant que technique, je le répète, l’expérience mystique du Soi reste indifférente au bien comme au mal. En tant que remontée de l’être créé vers sa source, en tant que saisie de cette immense richesse ontologique qu’est un pur exister, elle est, dans l’ordre de la nature un bien. Mais elle peut devenir un péril, ou du moins un obstacle sur la route, quand on l’applique à ce pour quoi elle n’est pas faite, quand on lui demande d’étancher par elle-même cette soif d’union au Dieu personnel et transcendant que le croyant porte en son cœur. Il y a là un difficile dépassement à faire, non plus par un acte d’abolition de tout acte, comme au stade final du yoga, mais par un acte surnaturel de foi et d’Amour.
Il ne s’agit plus d’abolir le moi empirique en la saisie du Soi surconscient, quelle que puisse être la richesse authentique, sur le plan de la nature humaine, de cette expérience. Il s’agit d’une déprise de soi, prévenue par l’eau vive de la grâce divine, ouverte à l’Amour de Dieu et des hommes, à l’Amour de Dieu pour les hommes. »

Tout cela est très beau cher Jean Marc mais tu comprendras mon étonnement à la lecture de ces lignes, qui dénigrent, certes avec nuance, habileté mais non sans un relent de prosélytisme chrétien quelque peu hautain, ce que j’ai l’impudence de considérer comme l’étape ultime qui consiste à se déprendre de soi-même et de toutes ses illusions égotiques, à se désidentifier pour devenir le TOUT certes, mais comme la poupée de sel qui s’est fondue dans l’océan. Il n’y a plus là bien sûr d’orgueil possible, qui serait encore une marque d’un ego, qui lui a totalement disparu.
Et ce stade manifestement pour l’auteur est certes un bel effort mais qui n’est qu’une technique ( terme pas très sympathique pour évoquer l’Amour et l’aura que dégagent Ramana, et compagnie !) bien insatisfaisante et somme toute narcissique par rapport au cheminement véritable qui demande une totale abnégation pour se fondre dans l’Amour de Dieu.
Personnellement je ne vois pas comment on peut aller plus loin qu’une désidentification totale qui nous met en unité avec le Tout.

Je sens bien qu’il y a là quelque chose qui semble irréconciliable avec le monothéisme. Et c’est le point d’achoppement que j’ai constaté tout au long de ma vie dans les partages avec des chrétiens, qui, quelle que soit leur ouverture et leur intelligence en arrivent toujours à dire que leur voie est finalement plus complète du style « C’est déjà pas mal mais vous pouvez mieux faire » .

On ne sent absolument pas cela dans la tradition indienne, beaucoup plus ouverte sur les différentes possibilités d’approcher une MÊME RÉALITÉ FONDAMENTALE, QU’ON L’APPELLE DIEU, SOI, NATURE DE BOUDDHA, OU GRAND ARCHITECTE. Je suis certain qu’à aucun moment Ma Ananda Mayi ou Ramana ne pensaient en aucune manière que Jésus était inférieur à Krishna ou Shankara.
J’en arrive à la conclusion de son ouvrage dont je vais te citer de larges extraits dans la mesure où ils précisent et résument merveilleusement sa pensée :
« Il faut reconnaître qu’une première différenciation s’opère, entre les mystiques de l’Inde, à formulations nettement monistes d’une part, et les mystiques monothéistes d’autre part, qui professent l’existence d’un Dieu Un, transcendant, et qui a communiqué aux hommes sa parole.
IL NE S’AGIT POINT D’UNE EXPÉRIENCE EN SON FOND COMMUNE, ET QUE VIENDRAIENT ORIENTER DE L’EXTÉRIEUR DES FORMULATIONS DIFFÉRENTES.
Pour les mystiques de l’Inde comme pour Plotin, la Réalisation suprême sera que l’homme, l’esprit de l’homme, en ce qu’il a d’absolu, devienne ce qu’il est par nature. Les mystiques monothéistes eux, mettront l’accent sur le don de soi à Dieu, en Dieu et pour Dieu.
Il y a tout intérêt à prendre clairement conscience des deux types fondamentaux d’expérience mystique que l’histoire des cultures et des grands climats religieux offre à notre réflexion.
Or les mystiques du SOI et les mystiques de Dieu divergent en leur expression même.
L’état terminal décrit par le yoga est un retirement, un « esseulement » enclos en la richesse de l’acte premier d’existence, le kaivalya : à la fois solitude parfaite et parfaite plénitude. Et sans doute le yogin ainsi délivré-vivant peut, doit revenir vers les hommes, mais pour leur enseigner la voie, les guider à leur tour vers cet état final d’esseulement, qui délivre.
CETTE VOIE EST CELLE D’UNE TECHNIQUE SPIRITUELLE.
Elle demande pour être vécue de terribles sacrifices intérieurs, MAIS ELLE RESTE TOUT DE MÊME UNE TECHNIQUE. Celle-ci, étant l’instrument propre de l’expérience du Soi en son type achevé, tel que l’Inde nous le transmet, a droit à notre respect sur le plan qui est le sien. Ce serait une forme de mépris de lui demander ce qu’elle ne peut donner.(NDLR: là encore derrière un apparent respect réside un ton hautain qui dit en résumé: « On ne peut pas leur reprocher de ne pas être à notre hauteur de vue puisqu’ils n’en ont pas les moyens! »)
Les mystiques qui chantent l’union à Dieu par les actes surnaturels de foi et d’Amour peuvent mettre aussi l’accent sur un esseulement, mais il s’agit alors, nous l’avons vu, d’un esseulement ouvert, celui de la grande Sainteté divine, qui emporte dans son rythme d’Amour tous les hommes nos frères et avec eux le monde entier. L’appel du Seigneur ne s’adresse plus dans ce cas à une élite de nature. C’est l’appel de la sagesse sur les hauteurs de la ville, qui s’adresse vraiment à tous et plus spécialement peut-être aux déshérités »

La formulation bien polie(Dans son langage imagé et vert, Bernard dirait sans hésiter : « faux-cul ») n’en reste pas moins en ce qui me concerne irritante et condescendante, comportant sous son apparent respect un jugement dépréciatif d’envergure.
D’un côté les épris de technique enfermés dans le cercle restreint de leur petite démarche esseulée et jouissant de leur réalisation sans s’occuper des autres, ne revenant dans le monde que pour enseigner la voie à quelques privilégiés et de l’autre les saints ayant tout compris, sans orgueil et qui eux s’abandonnent en s’ouvrant à la terre entière pour délivrer l’Amour à tous sans distinction !
Je ne pense pas que ce genre d’assertion mène à un apaisement dans les échanges inter-religieux.

La conclusion enfonce le clou :
« On dit volontiers aujourd’hui qu’il existe, par-delà les vérités de foi, un absolu indifférencié où se rejoignent toutes les religions et que chaque religion est une voie avec la mystique comme aboutissement commun. Que chaque enseignement religieux n’est qu’une approche, une façon de mettre à la portée des esprits humains une vérité trop dépouillée, mais que le mystique, le sage, réunit en une seule sagesse toute la diversité des formulations de foi.
Cette façon de voir est peut-être conforme à l’enseignement de l’Inde, je dirais même que c’est de l’Inde, plus exactement de l’Inde moderne, qu’elle nous vient aujourd’hui. MAIS ELLE N’EST ABSOLUMENT PAS CONFORME À LA FOI DES RELIGIONS MONOTHÉISTES ET SCRIPTURAIRES. »

La messe est dite, cher Jean Marc et je voudrais avoir ton avis sur ces assertions vu tes connaissances et ton parcours. Loin de moi de déconsidérer Louis Gardet dont je ne remets pas en doute la compétence et la sincérité mais ce livre pose problème à l’occidental sérieusement engagé sur une voie de non-dualité et qui peut s’interroger à juste titre si sa voie est complète, s’il n’a pas omis en route quelque chose d’important. Car toute remise en question avec honnêteté s’impose au chercheur sérieux. Merci à l’avance de ta réponse

 Réponse de Jean Marc Vivenza

Cher Alain : je prends connaissance de tes messages et du questionnement important dont ils témoignent. Louis Gardet, thomiste, est l’exemple type de la réflexion chrétienne qui s’est développée dans les années 50 en France au moment où l’Inde commençait à prendre ampleur avec un réel succès en France. C’est la période du Père Deschanet et son « yoga chrétien », de leur côté les Pères Monchanin et Henri le Saux en Inde, avaient établi un contact réel avec la tradition hindoue. Un certain nombre de penseurs dont Louis Gardet  fait partie, et on pourrait y ajouter Jacques Maritain avec son livre « Les degrés du savoir » (qui est un livre que l’on peut mettre quasi en complément avec celui de Louis Gardet), expliquaient qu’il y avait une différence entre « mystique naturelle » (sous-entendu les mystiques du Soi et l’expérience de l’immersion non dualiste à l’intérieur du principe premier) et la « mystique surnaturelle », qui elle, seule participait d’une relation à Dieu fondée sur la distinction entre être créé et Être créateur, entre l’âme et Dieu.
Cette distinction étant une sorte d’état ontologique indépassable ici-bas et dans l’au-delà, qui a pour racine le mode de création divin qui, en créant, crée de l’autre. Il ne crée pas de l’identique, du lui-même, puisqu’il ne peut pas y avoir deux « Dieux ». Donc inévitablement, il ne crée pas nécessairement du dissemblable, mais en tout cas du distinct.
Cette analyse sur mystique naturelle et mystique surnaturelle a caractérisé la réponse chrétienne, depuis ces années d’ailleurs, à l’apparition en Occident des doctrines véhiculées en même temps par Ramana, Ramakrishna et d’autres qui se répandirent par la collection « spiritualités vivantes » de Jean Herbert, et l’activité du centre védantique de Gretz avec le swami Siddheswarananda.
Tous ces éléments firent qu’il y eût un réel succès et que l’on vit de nombreux chrétiens se mettre à l’école de l’Orient. Gandhi n’y était pas pour rien non plus, lui qui avait réussi ce phénomène assez extraordinaire, par sa non-violence, à libérer l’Inde de la domination coloniale anglaise, en prônant une attitude de non-violence traditionnelle avec le refus de la consommation de viande, le retour au cardage manuel et au rouet, les médications etc… Du coup dans cet Occident qui commençait sérieusement à être dévoré par la technique, comme l’explique d’ailleurs Georges Bernanos dans les ouvrages qui sont publiés à peu près à la même période (« La France contre les robots », «La Liberté, pour quoi faire ? », etc..), les ouvrages d’Arthur Koestler (« Le Yogi et le commissaire »), il y avait une effervescence dans la conscience occidentale à cette époque, et l’on se demandait si la réponse ne serait pas du côté de l’Inde, qui nous donnait à la fois un exemple spirituel et politique, d’une manière de se rattacher à la tradition, en évitant les folies du progrès, dont la tradition chrétienne passait pour directement responsable nous ayant conduit à la situation de chaos dans laquelle nous nous trouvions.
Ainsi Jacques Maritain, Louis Gardet, Etienne Gilson, et des dizaines d’autres ont alors repris l’antienne classique : « Il y a une distinction fondamentale entre mystique naturelle et mystique surnaturelle ».
Cette distinction, dont parle également Jacques-Albert Cuttat dans «La rencontre des religions », sépare d’un côté les voies de la mystique naturelle qui sont les voies dans lesquelles on parvient au Soi par des techniques (méditatives, respiratoires, corporelles), et de l’autre les voies de  la mystique surnaturelle, dans laquelle  on parvient à l’union avec Dieu par le don gratuit de la grâce .

Cette « mystique surnaturelle » est évidemment pour tous les théologiens chrétiens infiniment supérieure à toute entreprise personnelle, qu’elle s’établisse sous la conduite d’un guide ou qu’elle se fasse en expérience mystique sauvage chez soi (un peu comme Bernard).
Les « mystiques naturelles » sont d’ailleurs toutes marquées par le caractère pélagien (NDLR : la doctrine de Pélage minimise le rôle de la grâce en insistant sur celui du libre arbitre), ce grand mot qui n’est pas employé par Gardet mais que n’hésite pas à employer Jacques Maritain et d’autres. Ces « pélagiens » utilisent donc des techniques pour s’approcher du divin et s’y fondre comme la poupée de sel se fond dans l’océan. Et on a considéré du point de vue chrétien que les choses étaient ainsi établies : la mystique indienne d’un côté qui n’était qu’une sorte de vague immersion océanique dans un tout indifférencié, et de l’autre la mystique chrétienne qui pouvait avoir des correspondances dans le judaïsme et l’Islam, où le croyant s’approche de Dieu, pour s’immerger en lui certes, mais par l’action divine et en restant lui, toujours contemplateur de la nature de Dieu, c’est-à-dire qu’il y a, comme on dit en langage théologique une « union sans confusion », ce sur quoi insiste la perspective thomiste en particulier dans son approche de la mystique chrétienne.
Ainsi lorsqu’on referme le livre de Gardet on peut se dire exactement ce que tu es en train de te dire : « Bon alors : est-ce que Ramana, Nisargadatta, Ranjit, Bernard et toute la tradition en remontant jusqu’à Shankara et même au-delà, se sont complètement trompés en restant à un niveau intermédiaire, alors que la tradition chrétienne permet par les sacrements ( j’avais oublié en effet que tout cela est empreint d’un rapport au sacramentel et en particulier à la Sainte Eucharistie), à son âme d’être unie intimement à Dieu, dans une fusion d’Amour, où l’exaltation mystique de l’âme va aller jusqu’à l’union nuptiale qui, pour être véritable, doit être consommée entre l’époux et l’épouse.
En effet s’il ne reste plus qu’un seul époux, il est seul dans sa chambre, il peut se contempler dans le miroir, et même s’il dit : « Je suis Dieu », il reste en fait dans un narcissisme solitaire de nature mimétique et ne rencontre que lui-même et n’atteint pas réellement, ce que dit sainte Thérèse d’Avila : « l’union dans la septième demeure de l’âme, où l’amante et l’époux s’unissent pour la consommation amoureuse de la réalisation divine ».
C’est ce que l’on retrouve dans « La vive flamme d’Amour » de Saint Jean de la Croix. Il y a toujours l’âme éprise de Dieu, dans son élan d’Amour, qui cherche à partager, consommer cet Amour nuptial. Et dans une union nuptiale, il y a l’acte amoureux qui se réalise et participe d’échanges, de tendresse, de baisers. Tout ceci est en réalité tout à fait calqué sur l’acte amoureux, se fondant d’ailleurs sur le cantique des cantiques et les passages, très érotiques, d’une certaine manière, dans lesquels l’aimé parle de l’amour en vantant la beauté corporelle de la femme désirée. Toute la tradition mystique d’Occident (et on peut y mettre une partie de la tradition Soufie et du judaïsme), apparaît nettement marquée par cette sensibilité et sur laquelle Gardet, spécialiste de l’islam, s’appuie. Ses disciples comme Massignon et Dermenghem, haut en couleurs  et également disciple de René Guénon, disent à peu près la même chose. Tous ces auteurs reléguaient donc l’Inde et sa spiritualité, à une sorte de mystique inaccomplie qui en restait à une contemplation mimétique, on pourrait dire presque d’auto-érotisme onaniste par narcissisme limité, ne permettant pas d’aller vers l’accomplissement total.
Or des études plus fouillées qui ont été menées par des orientalistes comme René Grousset et autres, ont montré que du côté indien existait également une voie qui elle-même disait exactement la même chose que ce que soutenaient les chrétiens, les musulmans ou les juifs, c’est la voie bakhtique, dualiste de Madhva et de Ramanuja, qui eux avec des termes extrêmement voisins disent : l’union avec le Soi indifférencié est une radiance intermédiaire de la personne divine et ne représente pas véritablement la relation d’Amour que l’âme éprise de Dieu, est appelée à vivre dans l’union transcendante qui est mise en œuvre par l’action de Dieu.
Le croyant dans cette voie de la bhakti,  se contente d’invoquer et de réciter les noms de Dieu, de lui exprimer son Amour, et il attend paisiblement une grâce agissante par transcendance et qui le mettra au contact avec le divin.
J’en étais à ce point de ces considérations, en me disant à l’époque où j’avais à peine une vingtaine d’années : « les problématiques de l’Occident ne sont pas étrangères aux problématiques de l’Orient »C’est alors qu’un petit événement est survenu, qui m’a énormément éclairé sur ce point. J’étais à Paris, pendant les vacances de Pâques, et je rendais visite à un camarade de classe dont les parents s’y étaient installés. Nous nous promenions au Trocadéro, comme des jeunes de 17/18 ans de l’époque, cheveux longs, sentant le patchouli. Tout d’un coup, j’entends des clochettes, des tambours, avec des hommes portant une petite tresse derrière un crâne rasé, en train de chanter « Hare Krisna, Hare, Hare ».
Inutile de te dire à quel point mes yeux étaient émerveillés, puisque c’était la première fois que je voyais l’expression d’une mystique, ou en tout cas provenant d’une tradition orientale présente devant moi, et je m’approche d’eux, on discute et ils me disent : «  rendez-vous à 17h ce soir au 16 Rue Lesueur, (je me rappelle encore parfaitement de l’adresse plusieurs dizaines d’années après !) au temple où nous allons avoir une lecture de la Bhagavad Gîta avec commentaires par le responsable du temple, suivie d’une dégustation de mets sacrés provenant d’une puja présentée à Dieu (prasada). Je largue rapidement mon ami qui devait rentrer chez ses parents, et n’ayant aucune obligation familiale de mon côté, je me précipite au temple, où j’entends un passage de la Gita commentée par le responsable. Il tient alors un discours sur l’erreur des impersonnalistes, car tel est le nom qu’il donnait aux disciples de Shankara, qui selon lui, se trompaient en n’en restant qu’à la radiance inférieure de Krishna, de Dieu, qui est une radiance impersonnelle, sans comprendre qu’en réalité la personne divine, les attend pour célébrer l’Amour éternel du dévot avec l’Être Suprême.

Je me dis, ayant déjà lu en classe de philosophie ces différences, qu’ils tiennent exactement le même discours lu chez Louis Gardet, Jacques Maritain et tant d’autres auteurs chrétiens. Discours critique au titre de la réfutation visant à nier que puisse être considérée comme l’Absolu, l’union intime par immersion indifférenciée dans le Soi.
Inutile de te dire qu’après les commentaires et la dégustation des mets, succulents au demeurant, j’apostrophe le responsable et je lui dis :
-« C’est tout à fait intéressant, vous vous revendiquez donc d’une voie dualiste, pourrait-on approfondir ce sujet qui m’intéresse ? »
Il me répond :
« Ce soir nous avons encore des cérémonies au temple mais à partir de demain matin, nous pourrons discuter sans problème. ».
Après avoir prévenu les parents de mon ami, je dors donc au temple parisien. Inutile de te dire que l’expérience du climat général du temple, avec les chants, les tambours, les encens, les odeurs de nourriture au curry, les jeunes femmes habillées en sari, m’ont totalement transportées.
Le lendemain matin, s’engage une discussion avec le responsable qui va durer plusieurs jours et qui va porter sur cette question de l’impersonnalisme. Il me dit qu’en effet il réfute avec les siens Shankara, et tous ceux qui se sont engagés dans la voie du non-dualisme impersonnaliste, car il les considère comme inaccomplis, inachevés dans la voie de la mystique.
Je suis donc resté trois ou quatre jours pour vivre cette expérience absolument inoubliable, renforcée par cette fraîcheur de l’immédiateté et de la nouveauté de ce monde coloré et si riche en impressions pour tous les sens, surtout ne m’étant pas encore rendu en Inde et ne connaissant absolument pas tous ces domaines.

C’est alors que va s’engager dans mon esprit à mon retour de Paris, une réflexion absolument ardente au sujet de personnalisme ou impersonnalisme, plus que marqué par cette expérience de la spiritualité bakhtique indienne.
Je me replonge alors dans les ouvrages de Louis Gardet, de Jacques Maritain etc., avec un regard différent, et je découvre qu’ils disent exactement la même chose que les disciples de Krishna, qui eux se revendiquent de la lignée de Ramanuja et de Madhva, c’est-à-dire du dualisme bakhtique de l’Inde.
Les auteurs thomistes chrétiens, englobaient dans leur critique toute la tradition néo-platonicienne, la mystique rhénane, Maître Eckhart, Jean Scot Erigène, en passant par Madame Guyon, Fénelon, François Malaval, etc., les qualifiant tous de dérive abstraite négatrice du caractère personnel de la Création divine, en forme d’impasse, comme le dit Gardet dans son ouvrage, impasse dans laquelle on en reste à une sorte de contact intermédiaire et limitatif avec le Soi, alors que l’âme est appelée à l’union amoureuse avec Dieu qui est une Personne, la Personne Suprême.
Va alors s’engager dans mon cheminement intellectuel, une lecture, relecture, approfondissement de toute la tradition mystique chrétienne, où je découvre  Maître Eckhart, Berthold de Moosburg, Henri de Suso, Tauler, Angelus Silesius, enfin tous ceux que j’ai cités dans mon livre portant sur « Le mystère de l’Eglise intérieure », et dans d’autres ouvrages comme « La métaphysique de René Guénon », découvrant qu’il y a en Occident l’équivalent de ce qui se trouve en Orient, au niveau de la mystique suressentielle qui va vers le Soi indifférencié et l’union de substance à substance entre l’âme « émanée » et la Divinité selon cette tradition métaphysique néoplatonicienne en mode chrétien, « émanée » signifiant qu’elle est de même nature que la nature divine (théorie que je retrouverai plus tard dans le domaine ésotérique chez Martinès de Pasqually, Louis-Claude de Saint-Martin, Jean-Baptiste Willermoz, Franz von Baader, etc.).
Or dire de l’âme qu’elle est « de même nature que la nature divine », c’est précisément ce sur quoi butent les mystiques indiennes dualistes issues des courants shaktiques, comme la tradition théologique occidentale, les deux branches, bien que séparées géographiquement et culturellement, refusant de façon identique et manière catégorique cette proposition, en insistant sur la distinction ontologique infranchissable entre créé et incréé, c’est-à-dire entre la créature et Dieu.

J’en étais à ces considérations qu’il était difficile de résoudre, lorsque je découvris sur ces entrefaites un ouvrage qui pour moi, va être libérateur, celui de Rudolf Otto intitulé : « Mystique d’Orient et Mystique d’Occident », dans lequel était fait le parallèle entre Shankara et Maître Eckhart, montrant qu’entre l’advaita et la mystique rhénane de nombreux points communs existent permettant d’établir des correspondances métaphysiques concrètes qui sont autant de chemins possibles vers l’Absolu. Ce fut une révélation libératrice de jeunesse, à laquelle je suis demeuré fidèle, par laquelle je me suis dit : « voilà le terrain métaphysique qui correspond à la perspective que je ressens comme absolument essentielle ». Cela m’a d’ailleurs évité au passage d’être dévot de Krishna, de même qu’en climat chrétien de devenir aristotélo-thomiste et me mettre à vivre une vie spirituelle dépendante des sacrements, de manière à correspondre aux critères théologiques tels que les proposent les directeurs chrétiens, catholiques en particulier, et m’ouvrir un chemin véritable d’accès au suressentiel par la méditation intérieure, la pratique de l’oraison de silence et la totale remise de l’esprit en Dieu dans le climat du « nuage d’inconnaissance ».

Voilà Cher Alain ce que m’inspirent ta lecture et ton questionnement au sujet du livre de Louis Gardet, avec un émerveillement et un sourire qui me rappellent mes jeunes années dans les questions que tu soulèves, et qui ont été exactement les mêmes dans mon esprit à cette période, ce qui explique également mon itinéraire et la manière de suivre la route métaphysique, spirituelle, initiatique, qui a été jalonnée évidemment de la rencontre plus tardive ensuite avec Nagarjuna, Dogen, Ramana, Nisargadatta etc., et ceci jusqu’à aujourd’hui.