Le nuage de l’inconnaissance.

 

 

 

 

 

 

Poursuivant résolument ma démarche à contre-courant de l’esprit du siècle, friand de digests, de courtes vidéos et de vulgarisations outrancières je désire mettre à la disposition du lecteur ce texte du NUAGE D’INCONNAISSANCE, un des plus forts que j’ai lus dans le domaine chrétien et qui, si l’on dépasse la forme, rejoint tous les grands textes qui peuvent dynamiser le chercheur sincère. Je m’attacherai cependant à en donner un condensé personnel mais le plus fidèle possible pour faciliter son approche.
Le Nuage de l’inconnaissance est un écrit anonyme en moyen anglais de la fin du XIV eme siècle. Ce texte compte parmi les écrits mystiques anglais les plus influents.
Le Nuage a été écrit comme un guide de la vie contemplative qui y est présentée comme à la fois désirable et périlleuse. De l’avis de son auteur, cet écrit ne doit pas être lu par ceux qui n’ont pas encore l’expérience de vie contemplative, car personne ne peut comprendre de quoi il s’agit sans en avoir déjà fait l’expérience. Le livre comporte soixante-quinze chapitres brefs, précédés d’une prière, d’un prologue et d’une table des matières.
Le Nuage reflète l’opposition de la mystique à la théologie spéculative dans un contexte intellectuel largement dominé par cette dernière. Ce trait caractérise l’ensemble des écrits « mystiques » qui, depuis le XII eme siècle, se situent dans le sillage de la Théologie mystique du pseudo-Denys,  en réaction à l’invasion de la pensée théologique chrétienne par la métaphysique aristotélicienne.
L’auteur du Nuage a voulu que son texte reste anonyme et son anonymat a été respecté de ses contemporains. Il existe aujourd’hui différentes hypothèses sur son identité, mais aucune ne fait l’unanimité. Le texte permet de savoir que son auteur a reçu une formation théologique, qu’il récitait l’office divin et menait une vie solitaire. Il pourrait s’agir d’un moine, vraisemblablement un chartreux, ou bien d’un prêtre d’une paroisse de campagne, ou – hypothèse peu probable – d’un anachorète non-chartreux menant d’une façon ou d’une autre une vie solitaire dans laquelle il s’adonnait à une vie de prière et se souciait de la direction spirituelle d’autres personnes.
Le Nuage est certes un texte important de l’histoire de la mystique chrétienne en Occident. À ce titre, sa lecture requiert de le situer dans le contexte historique, philosophique et théologique chrétien dont il procède. Mais ce qui m’a sidéré, c’est la dimension universelle de son expérience spirituelle, car connaissant bien les textes Zen, ils sont en essence très proches de ce livre si on laisse en arrière fond la dimension christique inévitable due à l’époque. J’ai eu le même étonnement en découvrant les textes de Maître Eckart et de tous les mystiques rhénans, et plus près de nous de ceux d’Elisabeth de la Trinité. D’ailleurs j’ai déjà relaté qu’au début de ma rencontre avec Bernard, frappé de son admiration sans bornes pour Elisabeth, je lui avais dit : « mais toi qui a rejeté les dogmes chrétiens, comment peux-tu encore être passionné à ce point par cette petite carmélite qui parle de Jésus à chaque page ? Il m’avait alors regardé d’un air sincèrement très étonné en s’écriant « Mais ça n’a rien à voir, lorsque je la lis je ne pense même pas à Jésus mais c’est sa passion de la recherche, si communicative, qui suinte de toutes les lignes qu’elle écrit. ».
C’est pourquoi il est nécessaire de rappeler une fois de plus que le plus important est l’essence d’un texte, bien au-delà de sa forme qui reste marquée historiquement, sociologiquement. Il serait très dommage de nous priver de la force de ces textes chrétiens, suite à un rejet plus impulsif et réactionnel que profond et raisonné. D’autant plus que ces textes, qu’on le veuille ou non sont beaucoup plus proches de notre mentalité que ceux de civilisations très différentes. J’ai toujours été frappé de voir à quel point des occidentaux devenus incroyants en réaction au catholicisme de leur enfance, consentaient, sans aucune gêne, à singer des cérémonies orientales, absolument incompréhensibles pour eux. Il est bien connu que selon le proverbe populaire, l’herbe est toujours bien plus verte dans la vallée d’en face ! Or ce n’est pas parce qu’elle est « ailleurs » qu’elle est plus verte mais simplement parce qu’elle est arrosée.
Dans une époque si troublée par des tas de contrefaçons en tous genres je pense qu’il est extrêmement important de s’appuyer sur des textes qui ont fait leur preuve et surtout d’en percevoir le fond, bien au-delà de la forme conditionnée qu’ils peuvent revêtir. Les textes d’un Maître Eckart par exemple ou d’un Saint Jean de la Croix, n’ont rien à envier à ceux de Shankara. Aidons nous de tout ce qui peut nous rapprocher de notre but.
Je vais essayer modestement dans les pages qui suivent de faire un condensé de ce livre, qui sera très personnel mais qui pourra je l’espère donner une idée de sa force et incliner les gens à le lire dans son entier.
Dans son prologue très important l’auteur implore le lecteur de ne lire ou passer ce livre qu’à quelqu’un qui est sincèrement résolu à devenir un parfait disciple du Christ et il ajoute : « Si cette personne ne fait pas tout son possible et si tu juges qu’elle ne persévère pas depuis assez longtemps pour accéder à la vie contemplative, ALORS CE LIVRE N’EST PAS POUR ELLE. »
Ces mises en garde peuvent nous apparaître comme désuètes, mais je pense au contraire qu’elles sont précieuses surtout à notre époque. Je me suis d’ailleurs souvent posé la question pour des textes que je mets sur ce site, mais j’ai finalement décidé de continuer faisant confiance à « l’Esprit de sagesse » qui dans cette période troublée et difficile saura délivrer exactement à chacun ce dont il aura besoin pour avancer, dévoilant ce qui doit l’être et occultant ce qui doit rester fermé à qui ne peut le recevoir justement.

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1) Se mettre en route avec passion en faisant l’état des lieux avec humilité.

« Maintenant que Dieu t’a élevé au niveau de la vie solitaire, il t’est donné d’apprendre à diriger le pas de ton Amour, jusqu’à cette ultime manière d’être et de vivre qu’est la vie parfaite.
Il est temps à présent d’ouvrir les yeux misérable avorton, ET DE REGARDER EN FACE CE QUE TU ES. Prends garde dès à présent à ton ennemi et ne vas surtout pas te croire plus saint ou meilleur du fait de ta précieuse vocation et du genre de vie solitaire qui est le tien. Regarde droit devant toi et non plus en arrière. Vois ce qui te manque et non ce que tu as. C’est le meilleur moyen d’obtenir et de conserver l’humilité. SI TU VEUX PROGRESSER DANS LA PERFECTION, IL FAUT DÉSORMAIS QUE TA VIE ENTIÈRE NE SOIT PLUS QUE DÉSIR.
Cela rappelle tant les injonctions constantes de Bernard, de Nisargadatta ; de Shankara qui insistent tant sur le désir de Réaliser la voie, si la passion n’est pas assez forte autant aller à la pêche ironise Bernard, et Ramana clame qu’une Ferme Détermination est nécessaire pour le chercheur véritable.
Ce désir doit toujours être à l’œuvre dans ta volonté de l’action de Dieu Tout Puissant, avec ton assentiment. Mais sache bien une chose : Dieu est un amant jaloux qui ne tolère aucun rival. Aussi n’aime-t-il intervenir dans ta volonté que s’il s’y trouve seul à seul avec toi. Il ne réclame aucune aide mais simplement toi-même. Ce qu’il veut c’est que tu te contentes de fixer les yeux sur lui en le laissant agir. À toi il revient de garder portes et fenêtres contre les mouches et les attaques ennemies. Par conséquent : au travail et voyons comment tu t’en sors. Lui est entièrement prêt et n’attend que toi.
Elève ton cœur jusqu’à lui dans un humble élan d’Amour. Mais ne considère que LUI SEUL ET AUCUN DE SES BIENFAITS. De plus, veille à ne penser qu’à contrecœur. à autre chose qu’à lui, de sorte que ni ta raison, ni ta volonté, ne soient occupées par rien que par lui-même.ET FAIS TOUT TON POSSIBLE POUR OUBLIER TOUTES LES CRÉATURES JAMAIS CRÉÉES PAR DIEU AINSI QUE TOUTES LEURS ŒUVRES. Ainsi, ni ta pensée, ni ton désir ne se tourneront ni ne tendront vers aucune d’entre elles, ni de façon générale, ni en particulier. Au contraire, laisse-les tranquilles et ne t’en occupe pas. Les premières fois que tu t’y appliqueras, tu ne rencontreras qu’obscurité : une sorte de nuage d’inconnaissance dont tu ne sais rien, sinon que ta volonté y éprouve une aspiration dépouillée de tous concepts à l’égard de Dieu. Quoi que tu fasses cette obscurité et ce nuage seront entre toi et ton Dieu pour t’empêcher de le voir clairement à la lumière de l’intelligence rationnelle, comme d’en sentir la douceur d’amour dans ton affectivité. Aussi, sois prêt à demeurer dans cette obscurité, autant que tu pourras, soupirant toujours plus après celui que tu aimes.

2) Cet exercice nécessite de mettre de côté l’intellect.

Quiconque ayant pris connaissance de cet exercice par la lecture orale ou par ouï dire, ne doit pas s’imaginer pouvoir ou vouloir y arriver par la force de ses facultés intellectuelles. Car s’asseyant pour se creuser la cervelle afin de savoir comment y parvenir, il risquerait par ses spéculations, d’infliger à son imagination un traitement contre nature.
On retrouve là les principes de la méditation zen dans laquelle il ne s’agit pas de réprimer le flot des images mentales mais de les laisser passer comme les nuages dans le ciel bleu. Ici il s’agit de passer par l’Amour, du plan psychique au plan spirituel.
Par conséquent, pour l’Amour de Dieu, sois prudent avec cet exercice et ne mets en aucune façon, ni tes facultés intellectuelles ni ton imagination à contribution. Car je te le dis en toute vérité, ce n’est pas grâce à elles que tu y parviendras. Aussi laisse les donc de côté et débrouille toi sans elles. Quand je parle de nuage et d’obscurité, c’est d’une absence de connaissance semblable à celle des choses que l’on ignore ou que l’on a oubliées.
Si tu atteins ce nuage d’inconnaissance, il convient que tu mettes un nuage d’oubli en contrebas entre toi et toutes les créatures jamais créées. Sans doute te semble-t-il être très loin de Dieu à cause de ce nuage d’inconnaissance qui se trouve entre toi et lui. Mais, incontestablement, pourvu que tu t’en fasses une juste idée, tu es bien plus éloigné de lui lorsqu’il n’y a pas de nuage d’oubli entre toi et toutes les créatures jamais créées. Je n’excepte aucune créature, qu’il s’agisse de créatures corporelles ou spirituelles, ni aucune circonstance ni aucune production d’aucune créature, bonne ou mauvaise. En un mot, dans le cas qui nous occupe, tout doit être enfoui sous le nuage de l’oubli. J’affirme en effet que tout ce que à quoi tu penses est au-dessus de toi pendant tout le temps que tu y penses et se glisse entre toi et Dieu.
Alors tu vas me demander : « mais comment penser à Lui ? » Et d’abord : « Qui est-il ? » et je ne puis que te répondre : « JE N’EN SAIS RIEN ! ». Car ta question même me plonge dans le même nuage d’obscurité où je voudrais que tu sois toi-même. Personne ne peut se représenter Dieu. On peut l’aimer mais on ne saurait le concevoir. L’Amour nous permet de l’atteindre et de nous maintenir en Lui mais pas la pensée.
Lorsque tu pratiques cet exercice aveugle, il te faudra toujours rabattre les envolées pénétrantes de ton entendement qui ne cessent de t’assaillir. Car si tu ne les foules pas au pied, ce sont elles qui le feront. À tel point qu’au moment, où tu penses être le plus installé dans cette obscurité, n’ayant à l’esprit que Dieu seul, à bien y regarder, tu t’en apercevras, ton esprit n’est pas du tout dans cette obscurité mais est immergé dans la contemplation différenciée de quelque réalité inférieure à Dieu. Aussi applique toi à rejeter toutes considérations intelligibles, si saintes et agréables soient-elles. Je puis t’assurer que cet aveugle élan d’Amour envers Dieu, frappant contre le nuage d’inconnaissance, est supérieurement salutaire à ton âme et d’un très grand secours spirituel et sensible, pour tous tes amis qu’ils soient morts ou vivants.
Ce passage très important répond à l’objection que certains n’ont pas manqué de faire dès le début, mettant en question le profil égoïste de cette démarche. Il me fait penser à ce dialogue que j’ai eu avec Bernard lui demandant avec une nuance de réprimande dans la voix pourquoi il se refusait à faire des satsangs ou conférences et restait enfermé chez lui depuis sa Réalisation et il m’avait répondu : « je vais te répondre de la même manière que Ramana : des conférences moi j’en fais durant toute la nuit ! » Il est en effet présomptueux de penser que notre petite volonté désuète va seule aider les souffrances du monde sans tenir compte de l’aide invisible, subtile mais réelle que peut apporter une démarche spirituelle bien conduite. Dans le Zen on disait exactement la même chose : que la pratique désintéressée avait des retentissements dans tout l’univers.

3) Avoir une ferme détermination certes, mais aucune ascèse mutilante inutile, exemple de Marthe et Marie.

Ne fléchis jamais dans ta détermination, mais frappe constamment contre ce nuage d’inconnaissance situé entre toi et Dieu avec la pointe acérée d’un amour languissant. Et ne t’interromps pour rien au monde. À lui seul cet exercice détruit le péché dans son fondement et sa racine. Si fréquent soit ton jeûne, longues tes veilles, de bonne heure ton réveil, si dure soit ta couche, si rêches tes vêtements, oui et même s’il était permis-ce qui n’est pas le cas- que tu t’arraches un œil, te coupes la langue, te bouches le plus profondément possible les oreilles et le nez, te coupes les organes génitaux, et infliges à ton corps toute la douleur que tu puisses concevoir, tout cela ne te servirait absolument à rien. Cet exercice, non seulement détruit le péché en son fondement et à la racine, autant qu’il est possible ici-bas mais il suscite également les vertus, notamment l’humilité qui n’est rien d’autre que la connaissance authentique et vécue de soi en tant que tel.
Assurément quiconque se voit et s’éprouve réellement soi-même tel qu’il est, est véritablement humble.
De même que Marthe dans l’évangile (Saint Luc 10 versets 38 à 42) se plaignait de sa sœur Marie, encore aujourd’hui les actifs se plaignent des contemplatifs. Dans quelque communauté de la terre que ce soit, régulière ou séculière, sans exception, il est des hommes et des femmes, quels qu’ils soient, qui se sentent poussés par la grâce, à abandonner toutes activités extérieures pour s’adonner entièrement à la vie contemplative au mieux de leur capacité et de leur conscience. Mais d’emblée, leurs propres frères et sœurs et l’ensemble de leurs amis proches, ainsi que quantité d’autres qui ignorent tout de leurs élans et du genre de vie auquel ils aspirent, les accablent de reproches, leur faisant violemment remarquer que ce qu’ils font n’est rien. …Je reconnais que, parmi ceux qui paraissent avoir renoncé au monde, beaucoup échouent ou ont échoué. Et tandis qu’ils étaient supposés devenir les serviteurs de Dieu et des contemplatifs, leur refus de se régler sur un directeur spirituel compétent, en fit des serviteurs du démon et de ses adorateurs. Ils devinrent soit des hypocrites soit des hérétiques ; ou encore tombèrent dans des extravagances et quantité d’autres infortunes pour le discrédit de la Sainte Eglise tout entière…Certains diront que j’ai bien peu d’égards pour cette Sainte toute particulière qu’est Marthe. J’associe en effet les doléances qu’elle adresse à sa sœur aux paroles des séculiers. En vérité, je n’entends manquer de respect ni à celle-ci ni à ceux-là…Marthe ne savait guère ce qui occupait sa sœur Marie lorsqu’elle s’en plaignit au Seigneur… Ceux qui s’engagent sur la voie contemplative, devraient, me semble-t-il, non seulement pardonner aux actifs pour leurs doléances, mais également à ce qu’il me semble, ils devraient avoir l’esprit si absorbé qu’ils ne devraient guère ou nullement prêter attention à ce que les gens font ou disent les concernant. C’est ainsi qu’agit Marie, notre exemple à tous, , lorsque sa sœur Marthe se plaignit au Seigneur. Si nous la prenons véritablement pour modèle, notre Seigneur fera aujourd’hui pour nous ce qu’il fit alors pour Marie…Sa réponse ne fut pas celle d’un juge, comme l’aurait souhaité Marthe, mais celle d’un avocat qui défendait dans les règles celle qui l’aimait. Il dit simplement en répétant deux fois son prénom : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour beaucoup de choses, une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée. »… Qui que tu sois, tournant authentiquement le dos au monde pour avancer vers Dieu, tu peux être certain que, de deux chose l’une, ou bien Dieu t’enverra, sans intervention de ta part, abondance de ce qu’il te faut, ou bien la force physique et la constance spirituelle nécessaires pour supporter le manque. Que t’importe donc que ce soit l’une ou l’autre ?  Par conséquent, toi qui comme Marie t’apprêtes à devenir un contemplatif, préfère plutôt l’humilité parfaite conférée par l’extraordinaire grandeur et l’éminence de Dieu, à celle imparfaite acquise sur ta propre misère…. Dans cet exercice, un parfait commençant ne demande ni d’être soulagé de sa peine ni d’obtenir une plus grande récompense, rien, en définitive que Dieu lui-même. À tel point qu’il ne se soucie même pas de savoir s’il est triste ou joyeux, pourvu que la volonté de celui qu’il aime s’accomplisse.
On retrouve ici également de grandes similitudes avec d’autres voies spirituelles. Dans le Zen par exemple on dit que la pratique doit être Mushotoku c’est-à-dire sans aucune attente ni espérance de quoi que ce soit, au-delà du plaisir et du déplaisir qu’elle peut procurer. Il doit aussi y avoir là un abandon total (corps et esprit : shin jin datsu raku). La grande différence avec le christianisme, c’est que ce dernier pose d’emblée une altérité entre le sujet et Dieu qui est Amour. Cela correspond à deux tempéraments différents. Chacun d’entre eux a besoin pour avancer de deux modes spécifiques. On retrouve cette dualité dans la voie Hindoue et Ramana dit qu’il y a deux manières d’aller au but, la première est celle qui correspond à celle du nuage, et qui est de s’abandonner totalement à Dieu en dissolvant en quelque sorte son ego dans cet acte d’Amour, la seconde qui est de se demander « Qui suis-je ? ». Les réponses successives étant : « je ne suis pas cela, et pas cela encore », mènent au même stade de dépouillement que la première voie. Ne jugeons donc pas trop vite telle ou telle voie, mais voyons simplement qu’elles sont parfaitement adaptées au profil de chaque individu.

4) Cet exercice nécessite un travail considérable et n’est pas de tout repos.

Par conséquent, hâte -toi de frapper pendant quelques temps, contre ce céleste nuage d’inconnaissance, pour ensuite y prendre ton repos. Néanmoins, un labeur considérable attend quiconque désirera pratiquer cet exercice. Oui, assurément, et même un très dur labeur, à moins qu’il ne bénéficie d’une grâce particulière, ou d’une longue pratique…. À coup sûr, tout l’effort consiste à fouler aux pieds, les créatures jamais créées par Dieu et à les garder enfouies sous le nuage d’oubli mentionné plus haut… Il arrive cependant que d’horribles pécheurs endurcis, atteignent la perfection de cet exercice, plus vite que ceux qui n’ont jamais péché. C’est là un miracle de la miséricorde du Seigneur qui, à la stupéfaction du monde entier, fait de façon spéciale le don de sa grâce… Que chacun soit sur ses gardes et que nul ne se permette de blâmer et de condamner les fautes d’autrui s’il ne se sent pas véritablement inspiré dans cette tâche par l’Esprit saint. Sinon, il a toutes les chances de se tromper dans ses jugements.
Aussi prends garde ! Juge-toi toi-même autant qu’il te plaît, c’est une affaire entre toi et ton Dieu ou ton père spirituel, et laisse les autres en paix…
Dans cet exercice, tes propres actions passées reviendront toujours s’immiscer dans ton souvenir entre toi et Dieu, ou bien quelque nouvelle pensée ou incitation à commettre de nouveaux péchés. Tu devras alors résolument les piétiner dans un fervent élan d’amour, puis les fouler au pied en t’efforçant de les recouvrir d’un épais nuage d’oubli, comme si rien de tel ne s’était jamais produit dans ta vie, ni dans celle de quiconque…
Si tu penses que la tâche est trop pénible, use d’adresse et de ruse et d’astuces spirituelles ajustées à tes besoins pour les chasser.
Il est préférable d’apprendre ces astuces par expérience auprès de Dieu que de tout homme ici-bas…
Hâte- toi donc, sans plaindre ta peine pendant quelque temps. Et si ces astuces ne donnent rien dans les meilleurs délais, accepte humblement la difficulté … Cet exercice est l’œuvre de Dieu seul, il l’accomplit à un très haut degré dans l’âme qui lui plaît, sans aucun mérite de la part de cette âme… Pourtant il n’accorde pas cette grâce ni ne provoque cette expérience dans une âme qui n’y est pas prédisposée…
De fait autant on y aspire et le désire, autant on l’expérimente, ni plus ni moins. Pourtant il n’est ni volonté ni désir mais une chose dont tu ne sais rien et qui te pousse à convoiter et à désirer un quelque chose dont tu ignores tout.
Ce passage semble vraiment paradoxal car on nous dit que cet exercice, c’est Dieu seul qui l’accomplit, qu’il n’est ni volonté, ni désir et en même temps on nous dit qu’il faut le convoiter et fortement le désirer. Cela me rappelle le reproche que l’on fait souvent à Bernard qui parle de la ferme détermination et de l’énorme désir nécessaire pour la Réalisation. Alors que d’autres disent que plus on la désire, plus on s’en éloigne (surtout dans le Zen). Ce paradoxe repose sur le fait que l’on ne saurait désirer que ce que l’on possède déjà au fond de soi. Il y a comme dit Bernard, un fort pressentiment qui nous pousse à la recherche de « ce je ne sais quoi ». Donc le paradoxe n’est qu’apparent. Une passion folle et une ferme détermination sont nécessaires mais le chercheur une fois mis en route suite à ce fort pressentiment abandonne peu à peu toute volonté propre et laisse agir.
Ne t’inquiète pas je t’en prie, si tu ne comprends guère ; au contraire, hâte toi d’autant plus de façon à t’y exercer sans cesse. Laisse cette chose agir avec toi à sa guise et te conduire où il lui plaît. Qu’elle soit l’agent et toi l’agi. Observe la, mais n’interviens pas. Ne te mêle pas de vouloir l’aider, tu risquerais de tout gâcher. Comporte toi en aveugle à cet instant et retranche toute aspiration à connaître, car c’est plus un obstacle qu’une aide. Il suffit amplement que tu te sentes amoureusement aspirer à une chose dont tu ne sais rien, sinon que ton élan d’amour est vide de toute pensée particulière relative à n’importe quelle réalité inférieure à Dieu et que ta volonté est dirigée de façon dépouillée vers Dieu.

5) les trois méthodes auxquels doivent s’employer les contemplatifs.

Il existe des méthodes adaptées à ceux qui débutent dans la contemplation. Ce sont la lecture, la méditation et la prière… Sans la lecture ou l’écoute de la parole de Dieu, il est inconcevable qu’une âme aveuglée par l’habitude du péché puisse voir la tache d’impureté qu’elle a sur la conscience. En conséquence, lorsqu’on perçoit dans un miroir matériel ou spirituel, ou que l’on apprend par les remarques d’un autre à quel endroit de notre visage corporel ou spirituel se trouve la salissure, alors on court sur-le-champ et pas avant, jusqu’au puits, pour se laver…
Mais il en est tout autrement de ceux qui pratiquent continuellement l’exercice dont il est question dans ce livre. Leurs méditations sont comme des lueurs soudaines et des intuitions profondes de leur propre misère ou de la bonté de Dieu. Elles leur parviennent sans qu’ils aient à passer d’abord par les intermédiaires de la lecture ou de l’écoute de la lecture, ni par aucune attention particulière à tout ce qui est inférieur à Dieu. On apprend à éprouver ces lueurs soudaines et ces intuitions profondes, plus rapidement de Dieu que des hommes. Si tu t’y sentais appelé par la grâce, je ne verrais aucun inconvénient à ce que tu n’aies à présent, pour toute méditation sur ta propre misère et la bonté de Dieu, que celle contenue dans le mot : « Faute » et le mot : « Dieu », ou dans tout autre mot semblable à ta convenance. Mais ne soumets pas ces mots à l’analyse ou à l’explication spéculative en scrutant leurs particularités, croyant ainsi accroître ta dévotion…
On retrouve là encore un magnifique rapprochement avec la pratique orientale du mantra : mot, formule brève que l’on répète et qui nous met d’emblée en contact avec l’essentiel. Le christianisme orthodoxe lui-même pratique ceci dans le cadre de ce que l’on appelle la prière du cœur, qui est une récitation continuelle de la formule : Seigneur Jésus Christ, fils de Dieu, prends pitié de moi pécheur ! Cette formule contient étrangement les deux concepts évoqués par l’auteur du Nuage : « la faute » et « l’invocation de Dieu » à travers sa manifestation humaine.
Il nous faut prier dans la hauteur, la profondeur, la longueur et la largeur de notre esprit, non avec beaucoup de mots… En elle-même, la prière n’est essentiellement rien d’autre qu’une aspiration fervente à l’égard de Dieu… Tu voudras certainement savoir avec quel discernement tu dois te conduire à l’égard des repas, du sommeil et des autres choses du même genre. Aussi ai-je l’intention de te répondre très brièvement : « Prends ce qui vient ! » ; Continue de t’exercer sans relâche et sans mesure, et tu sauras bien alors quand commencer et quand t’arrêter avec un fort discernement dans toutes les autres œuvres. Car je ne peux pas croire qu’une âme persévérant sans mesure nuit et jour dans cet exercice, puisse se tromper dans aucune de ses activités extérieures. Sinon, il me semble qu’elle se trompera toujours.

6) Toute conscience et sentiment de notre être propre doivent disparaître.

Le propre de qui aime parfaitement est non seulement d’aimer plus que lui-même ce qu’il aime, mais également de se haïr en quelque sorte pour l’amour de ce qu’il aime. Tu dois faire de même pour ton propre compte : être écœuré et las de toutes ces choses autres que Dieu, qui s’agitent dans ton intelligence et dans ta volonté. Sinon, quelles qu’elles soient, elles s’immisceront sûrement entre toi et ton Dieu. En outre, rien d’étonnant à ce que cela te déplaise et que tu abhorres de penser à toi-même, puisqu’il te faudra toujours sentir le péché comme un bloc puant et nauséabond dont tu ignores tout et qui est situé entre toi et ton Dieu, bloc qui n’est autre que toi-même. De fait, celui-ci te semblera lié et fondu à la substance de ton être, exactement comme s’ils étaient inséparables.
J’entends d’ici les cris d’orfraie qui doivent résonner à ces mots, surtout dans une époque si narcissique et dans laquelle le développement personnel a remplacé le développement spirituel. Doivent fuser aussi, sans retenue, les critiques acerbes habituelles sur le non-respect du corps et de la vie dans le christianisme. Cette vision étroite, si elle perdure, ferait passer à côté de la profondeur de ce texte du Nuage d’inconnaissance et j’invite chacun à relativiser ses à priori pour sentir l’essence de ce qui est dit et qui n’est en rien mutilation mais exaltation du sacré.
Par conséquent, détruis toute connaissance et tout sentiment des créatures de toute espèce, et plus particulièrement de toi-même. Car de la connaissance et du sentiment que tu as de toi-même, dépendent la connaissance et le sentiment que tu as des créatures. En comparaison de soi-même, toutes les autres créatures sont faciles à oublier. En effet, comme tu t’en apercevras en passant sans tarder à la pratique, une fois que tu auras oublié toutes les autres créatures, toutes leurs œuvres ainsi que les tiennes, il restera encore entre toi et ton Dieu la connaissance nue et le sentiment de ton être propre, connaissance et sentiment qu’il te faudra toujours détruire avant de pouvoir goûter véritablement à la perfection de cet exercice.
Tu voudras savoir à présent comment détruire cette connaissance dépouillée et ce sentiment de ton être propre. Car peut-être t’imagines-tu que si tu pouvais les détruire, tu détruirais en même temps tous les autres obstacles. Si c’est ce que tu penses, alors tu as entièrement raison. Toutefois sans une grâce particulière accordée très délibérément par Dieu, et, par conséquent sans une capacité correspondante de ta part à recevoir cette grâce, cette connaissance dépouillée et ce sentiment que tu as de ton être propre ne peuvent en aucune façon être détruits. En outre cette capacité n’est autre qu’un intense et profond chagrin spirituel. Cependant ce chagrin réclame que tu uses de discernement de la façon suivante : au moment où tu l’éprouves, il te faudra veiller à ne pas soumettre ton corps ni ton esprit à une trop forte tension.
Au contraire assieds-toi bien tranquillement et profondément immergé dans ce chagrin. Tel est le chagrin véritable, le chagrin parfait. Heureux celui qui peut l’éprouver ! Tous les hommes ont des raisons de s’affliger, mais plus particulièrement celui qui connaît et ressent qu’il est. En comparaison de celui-ci, toutes les autres formes de chagrin semblent n’être que de faux-semblants. Car il s’afflige à juste titre celui qui connaît et éprouve non seulement ce qu’il est, mais également qu’il existe. Que quiconque n’a jamais ressenti ce chagrin s’en afflige, car il n’a encore jamais éprouvé le chagrin parfait.

7) Des égarements peuvent se présenter durant cet exercice.

Si quelqu’un de nouvellement entré à l’école de la dévotion entend lire et parler de ce chagrin et de ce désir, et de la manière dont il convient qu’un homme élève son cœur vers Dieu en désirant continuellement sentir l’amour de son Dieu ; aussitôt par esprit de spéculation intellectuelle, il comprend ces paroles, non au sens spirituel où elles sont dites, mais au sens charnel et matériel. Aussi force-t-il à l’excès son cœur de chair dans sa poitrine. Par le manque de grâce qu’il mérite à cause de l’orgueil et des ruminations qu’il a en lui, il s’échauffe le sang et s’épuise physiquement avec un tel acharnement et une telle violence, qu’il sombre bientôt dans l’apathie ou dans quelque faiblesse indolente du corps et de l’âme. Elles le poussent à sortir de lui-même pour chercher au-dehors de soi quelque apaisement charnel et corporel trompeur et vain, comme s’il s’agissait là d’une récréation pour le corps et l’esprit…
Soit il sentira sa poitrine s’enflammer d’un feu corporel contre nature dû à des désordres physiques et à cette pratique erronée, brutale et non-spirituelle, soit il ressentira une chaleur factice qui en fait est causée par son orgueil, son amour de la chair et ses spéculations intellectuelles…
À coup sûr, bien des malheurs découlent de ces égarements et de leurs ramifications : beaucoup d’hypocrisie, d’hérésies et d’erreurs… Je puis t’assurer que le diable a ses contemplatifs au même titre  que Dieu… Sois donc prudent en pratiquant cet exercice et sers toi plutôt de ton désir que de la force brute ; car plus tu y mettras d’allégresse, plus tu agiras avec humilité et de façon spirituelle…
Je voudrais t’arracher à la grossièreté des sensations corporelles et t’amener à la pureté et à la profondeur des sentiments spirituels ; et de là finalement t’aider à nouer entre toi et ton Dieu, le nœud spirituel d’un brûlant amour dans l’union spirituelle et l’accord des volontés… S’il se mêle à notre désir la moindre trace de corporalité, comme il advient lorsque nous forçons et contraignons notre esprit et notre corps tout ensemble, il est plus éloigné de Dieu qu’il ne le serait, s’il s’exprimait avec plus de dévotion et plus d’allégresse dans la paix, la pureté et la profondeur de l’esprit… Par conséquent, je t’en prie, appuie-toi avec allégresse sur l’humble élan d’amour de ton cœur, et suis-le, car il sera ton guide en cette vie et te conduira à la béatitude dans l’autre…
Quant aux saveurs et consolations spirituelles, ne t’appuie pas trop sur elles de peur de t’affaiblir, car il t’en coûtera beaucoup d’énergie de t’attarder pendant quelque temps dans des sentiments et des pleurs suaves Peut-être même serais-tu poussé à aimer Dieu pour elles, ce dont tu pourras te rendre compte si tu es trop contrarié quand tu ne les as plus ; S’il en est ainsi, ton amour n’est point encore désintéressé ni parfait, car l’amour désintéressé et parfait, tout en acceptant que le corps se nourrisse et se console de la présence de ces sentiments et de ces pleurs suaves,  n’est pas contrarié mais se réjouit au contraire de ne plus les avoir lorsque telle est la volonté de Dieu.
Certains lisent ou entendent dire qu’ils doivent renoncer à l’exercice extérieur de leurs facultés pour œuvrer intérieurement, mais parce qu’ils ignorent ce qu’est l’exercice intérieur des facultés, ils le pratiquent de travers, en tournant contre-nature, leurs sens corporels vers l’intérieur, les raidissant comme s’ils voulaient voir au-dedans avec les yeux du corps, entendre intérieurement avec les oreilles, et ainsi de suite avec tous les sens.
Ils agissent ainsi contre l’ordre nature et, par cet artifice, exténuent sans discernement leur imagination, à tel point qu’ils finissent par se mettre la cervelle à l’envers.
Du coup, le diable peut aussitôt leur envoyer de fausses lumières ou de faux sons, des odeurs suaves dans les narines, des saveurs indéfinissables dans les papilles, ainsi que quantité d’autres ardeurs et brûlures étranges dans la poitrine et les entrailles, dans le dos, les reins et les organes génitaux…
Le véritable disciple de Dieu a toujours un comportement corporel ou spirituel très digne…
Sa façon d’être et ses paroles sont pleines de sagesse, de ferveur et de fruit.il s’exprime sur le ton sobre de la vérité, sans mystification, à mille lieux de tout faux-semblant et du couinement des hypocrites. Certains en effet emploient toute leur énergie intérieure et extérieure à inventer des moyens de se faire valoir en paroles et de se protéger de tous côtés contre les risques de chute en adoptant un discours obséquieux et des manières d’onction ; ils cherchent plus à paraître saints aux yeux des hommes qu’à l’être aux yeux de Dieu !
Ces personnes accordent plus d’importance à l’inconvenance d’un comportement ou à l’incorrection et à l’impolitesse d’une parole, et s’en attristent plus, qu’à la myriade de vaines pensées et d’impulsions pécheresses nauséabondes qu’ils suscitent délibérément ou qui leur échappent dans un moment d’inattention.
Il convient de faire preuve d’humilité dans ses paroles. Toutefois je n’ai pas dit que ces paroles devaient pour autant être prononcées d’une voix chevrotante et larmoyante en opposition avec les tendances naturelles du caractère de ceux qui les expriment. Car si elles sont sincères, elles seront prononcées sincèrement, dans la plénitude de la voix et de l’esprit de ceux qui les prononcent.
Si l’on perçoit dans ces lignes une ressemblance avec les multiples gurus d’internet et bon nombre « d’enseignants » actuels, cette ressemblance est purement fortuite !!!
Que n’ai-je constaté dans bon nombre de milieux spirituels, tous ces jeux théâtralisés de voix, dont on accentuait soit la lenteur, soit la gravité pour faire plus guru. Au contact de Bernard j’ai ressenti d’emblée la véracité de son être utilisant son débit et son accent propre sans aucune fioriture ni désir de plaire.

8) Comment le « rien » : essence de cet exercice, modifie l’être humain.

Ceux qui pratiquent l’exercice spirituel dont il est question dans ce livre ne manqueront pas de constater, dans une certaine mesure et de par l’expérience qu’ils en ont, cette subordination du corps à l’esprit. De fait, chaque fois qu’une âme s’applique sérieusement à cet exercice, alors aussitôt, à l’insu de celui qui s’exerce, le corps qui, peut-être, avant de commencer, était quelque peu penché vers la terre d’un côté ou d’un autre pour plus de confort, soudain se redresse sous l’influence de l’Esprit, conformant son activité et son apparence physique à l’activité immatérielle de l’esprit. Et il est des plus appropriés qu’il en soit ainsi. C’est pour cette même raison que l’homme, créature la plus adaptée physiquement jamais créée par Dieu, n’est pas courbée vers le sol comme tous les autres animaux, mais se redresse en direction du ciel. Ainsi figure-t-il par son apparence physique l’activité spirituelle de l’âme qui doit être spirituellement droite et non courbée.

Y a-t-il plus belle illustration de la posture de méditation ?

Chaque fois que ta conscience est absorbée dans une quelconque réalité corporelle, même si c’est en vue de la meilleure des fins, tu es cependant au-dessous de toi-même dans cette opération, et hors de ton âme. Chaque fois que tu sens que ta conscience s’est absorbée dans les particularités complexes des puissances et de leurs opérations dans le traitement des réalités spirituelles, telles que les vices et les vertus, alors tu es en toi-même et de plain-pied avec toi-même. En revanche chaque fois que tu sens ta conscience absorbée dans rien de corporel ou de spirituel, mais seulement dans l’essence même de Dieu, tu es alors au-dessus de toi-même…
Pour être bref, je veux que tu ne sois ni à l’extérieur de toi-même ni même au-dessus, ni en arrière, ni d’un côté nui de l’autre. Mais alors me diras-tu, « où me faut-il être ?  Nulle part si j’en crois tes paroles ! ». À coup sûr tu dis vrai : c’est là que je te veux !
Car « nulle part » corporellement, signifie « partout » spirituellement. En conséquence, veille activement à ce que la pratique spirituelle ne se déroule nulle part corporellement. Alors, où que soit l’objet sur lequel s’exerce en substance l’intentionnalité de ta conscience, à coup sûr, tu t’y trouves en esprit, aussi réellement que ton corps est là où tu es physiquement ; Et même si tes sens ne trouvent là aucune nourriture, car pour eux ce que tu fais n’est rien, voici une raison de plus pour persévérer dans ce rien, tant que tu le fais par amour pour Dieu. Par conséquent ne renonce pas mais œuvre ardemment avec le vif désir de posséder Dieu que nul ne peut connaître.
Je puis t’assurer que je préférerais être corporellement dans ce nulle part et lutter dans ce rien obscur, plutôt que d’être un très grand potentat se déplaçant à volonté partout corporellement et s’amusant gaiement de tout comme un seigneur jouant avec ses possessions…  Cependant pour m’exprimer plus justement, l’âme est davantage aveuglée durant cette expérience par une surabondance de lumière spirituelle que par une quelconque obscurité ou privation de lumière physique.
Quel est-il celui qui l’appelle un « rien » ? Assurément, il s’agit de l’homme extérieur en nous, et non de l’homme intérieur.
Les affects de l’homme sont miraculeusement modifiés grâce à l’expérience spirituelle de ce rien, tandis qu’elle se produit nulle part.
Lorsqu’une âme pose pour la première fois les yeux sur ce rien, elle y retrouve l’image de toutes les actions pécheresses qu’elle a personnellement commises dans la chair ou en esprit, secrètement ou dans l’ignorance, depuis sa venue au monde. Où qu’elle se tourne, elle les aura toujours devant les yeux, jusqu’au jour où, à force de dur labeur, de maints soupirs d’affliction et de bien des larmes amères, elle les aura dans une large mesure effacées. Parfois dans son labeur, il lui semblera voir dans ce rien une vision de l’enfer, car elle pensera n’avoir aucun espoir d’atteindre, par cette souffrance, la perfection du repos spirituel.
Nombreux sont ceux qui parviennent jusque-là intérieurement, mais devant l’excès de souffrance ressenti et l’absence de consolations, ils retournent à l’adoration des réalités corporelles dans le but d’obtenir des consolations charnelles provenant de l’extérieur, en compensation des consolations spirituelles qu’ils ne méritent pas encore, mais qu’ils auraient méritées s’ils avaient persévéré…
Par conséquent, ne ménage pas ta peine dans ce rien et ce nulle part, et renonce à tes sens extérieurs et à tous les objets auxquels ils s’appliquent, car, tu peux m’en croire, ils ne peuvent pénétrer cet exercice…
Il en va de même spirituellement de nos facultés intellectuelles lorsque nous les employons à connaître Dieu lui-même. Quelqu’un pourra avoir toutes les lumières intellectuelles que l’on veut en matière de connaissance des réalités spirituelles dans leur ensemble, il ne parviendra jamais par l’activité de l’entendement à connaître l’unique réalité spirituelle incréée qui n’est autre que Dieu.

9) Conclusion.

Il est impossible à mon avis, qu’une âme ayant les dispositions requises pour cet exercice puisse lire à son propos ou l’évoquer, ou bien en écouter la lecture ou l’évocation sans se sentir au même instant en réelle consonance avec la visée de celui-ci.
Par conséquent, si tu penses que ces pages te sont profitables, remercie Dieu de tout ton cœur, et pour l’amour de lui, prie pour moi.
Suis mon conseil et, pour l’amour de Dieu, je t’en prie, NE MONTRE CE LIVRE À PERSONNE, à moins qu’il ne s’agisse de quelqu’un jugé par toi apte à le lire…Quant aux bavards du monde, aux flatteurs, aux calomniateurs, aux mauvaises langues, aux délateurs et autres grincheux, je ne me suis jamais soucié de porter ce livre à leur connaissance, car je n’ai pas songé un seul instant à l’écrire pour eux. Aussi souhaiterais-je qu’ils n’en aient pas connaissance ; ni les érudits et les ignorants qui ratiocinent, si respectables soient-ils selon les critères de la vie active, car il ne leur correspond en rien.
Tous ceux qui lisent ce livre, et concluent de leur lecture, que c’est un sujet valable qui leur convient, ne sont pas pour autant appelés par Dieu à pratiquer cet exercice, à cause de la simple attirance qu’ils ressentent au moment de la lecture.
En effet, peut-être cette attirance provient-elle plutôt d’une curiosité intellectuelle que d’un appel de la grâce. Si toutefois ils souhaitent établir la provenance de cette attirance, ils peuvent le faire comme suit, s’ils le désirent : qu’ils s’assurent avant tout d’avoir fait auparavant tout ce qui dépend d’eux pour s’y préparer en purifiant leur conscience. »

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J’ai pris les extraits de ce livre dans la traduction d’Alain Sainte-Marie et son livre LE NUAGE DE L’INCONNAISSANCE publié aux éditions du cerf collection « sagesses chrétiennes. »

Je vous délivre en post-scriptum un passage de la très bonne critique de ce livre faite par mon ami Jean Marc Vivenza :

« De l’abîme vide du néant à l’abîme plein du vide, ou du possible bon usage pour les modernes d’un petit traité de  « nihilisme actif ».

« Loin donc de participer au culte de l’individualisme religieux, le Nuage représente un bienheureux et souverain rappel pour ce monde spéculaire soumis à l’infernale dictature de l’image, prisonnier et ligoté par le pouvoir du regard, vénérant dans ses perpétuelles liturgies la surface des écrans domestiques qui ne cessent de diffuser, jusque dans les campagnes les plus reculées de la planète, les ultimes échos du spectacle mondial. D’ailleurs, quel antidote fantastique à l’absence de toute verticalité, à la réduction caricaturale d’un Jésus dont les sacristies se sont singulièrement emparées de la navrante icône, que les conseils et avis dispensés par le Nuage.

« L’auteur du Nuage, écrit Alain Sainte-Marie, nous rappelle que l’homme n’est exclusivement ni un être du monde ni un être du ciel, mais qu’il est un être au monde pour le ciel. » (Introduction, p. 41). Ce plaçant du point de vue de l’Absolu, le texte de l’anonyme religieux nous évite ainsi « l’écueil de l’impiété » qui confond, dans un bel égarement devenu hélas si habituel aujourd’hui, le Dieu de l’affectivité personnelle, des émotions faciles, de l’exaltation psychique, avec l’authentique transcendance du Très Haut. La négation en œuvre, préconisée par l’anonyme anglais, est une entreprise de purification, purification sans doute rigoureuse car elle creuse la distance, mais qui aiguise également la divine nostalgie ; « toute la mystique du Nuage se résume à ce désir d’Absolu », mais à un désir dégagé, désencombré de sa pesante gangue résiduelle, nettoyé des alluvions adventices charriés par le vieil homme si durement condamné par saint Paul.

Finalement, pourquoi la modernité spirituelle n’oserait-elle pas, à présent, se risquer à l’exercice de la véritable négation ? Qu’elle s’évade et se libère donc, et tente, par la mystique de l’essence, un ultime saut qualitatif par-delà les masques de la réalité apparente en direction de l’abîme divin. Evitant les écueils auxquels conduit la théologie positive, les esprits pourraient ainsi avantageusement passer de l’infinité de pauvreté des causes secondes, à l’Infini de plénitude de la Divinité. Il suffirait pour cela d’un peu de courage et d’une vraie soif de l’Unique nécessaire.

Notre civilisation, certes, est une civilisation de la mort, comme il fut fort bien dit un jour, mais elle est surtout une civilisation de mort métaphysique qui pourrait, avantageusement, passer de « l’abîme vide du néant à l’abîme plein du vide », en une transfiguration salvatrice. « Le Fils a fait connaître le Père en venant sur terre, souligne Alain Sainte-Marie, mais nul n’a jamais vu le Père (Jean I, 18). L’Incarnation est donc le pont entre l’abîme vide du péché et du monde, et l’abîme plein et fécond de l’Absolu. L’abîme du monde est un vide de carence ontologique, c’est-à-dire un néant, tandis que le vide originaire est plénitude abyssale de l’Absolu. » (Ibid., p. 34.)

Les assertions du Nuage à propos des deux néants sont, à ce titre, d’une étonnante force, et le traducteur ne se prive pas d’en faire ressortir le caractère surprenant. Parlant du néant de pauvreté, c’est-à-dire du vide existentiel, il nous dit : « Ce néant n’est autre que l’existence en tant qu’elle constitue la possibilité et la somme des volitions posées par l’âme hors de la Présence :  » Tous les hommes ont des raisons de s’affliger, mais plus particulièrement celui qui connaît et ressent qu’il est. » (chap. 44). Pour frapper juste et pour que la complétude de la Présence de Dieu dans l’âme soit totale, l’ablation devra porter sur le soi, cet être au monde, ce néant qui se pose comme centre de l’existence mais qui n’est autre que le péché lui-même, image brouillée de Dieu dans l’âme, dissemblance d’avec le Créateur. » (Ibid., p. 35.) L’homme est au monde, mais n’est rien du monde car il n’est rien sans Dieu, « l’homme n’est ni un être-pour-l’homme, ni un être-pour-le-monde, il est un être-au-monde-pour Dieu qui est son être, sa cause première et sa condition spécifique à la fois. » (Ibid., p. 43).

Que recèlent donc, questionneront ceux qu’un tel discours surprendra peut-être, comme possibilités réelles les vérités véhiculées par le courant de la tradition de la théologie négative, vérités qui puissent répondre, effectivement et concrètement, aux problèmes soulevés par notre civilisation en crise ? Tout simplement, nous semble-t-il, et les lignes du Nuage en sont un modèle exemplaire, que ce monde vide puisse, suivant en cela la claire invitation transmise par l’anonyme anglais du XIVe siècle, prononcer sur lui-même sa propre négation, mettant en œuvre une sorte de véritable « nihilisme actif » qui le libérera de son éprouvante et terrifiante vacuité, car « le « détour » par la négation, par la plénitude du vide d’où procède et en qui existe toute diversité est (…) indispensable pour donner relief aux événements du monde, qui sont aussi les « événements du Ciel. » » (Ibid., p. 42).

Ainsi, prévient doctement Le Nuage de l’Inconnaissance, en une forte et souveraine sentence qu’il serait bon de longuement méditer et surtout accomplir : « pour sortir de là, il faut traverser la sombre nuée du vide originaire… »

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