Charles Juliet (1934-2024)
Une fois n’est pas coutume, en intermède je propose ce merveilleux poème de Charles Juliet, très grand poète disparu il y a peu, paru aux éditions fata morgana et qui en peu de mots dit tant de choses : miracle de la poésie !
Dans un entretien avec Fernande Schulmann du Monde en mai 1984 Charles Juliet déclare :
« « Briser le moi » est une chose qui m’obsède. Oserais-je le dire que je ne pense qu’à cela ? […]
Cette instance qui m’enjoint de travailler à m’affranchir du moi, je n’éprouve pas le besoin de la référer à un dieu. Absolument pas. J’ai au contraire le sentiment que cela la dénaturerait. Le fait qu’elle soit vécue en dehors de cette référence ne lui ôte rien. Certes, ce besoin, inscrit dans l’homme depuis le fond des temps, a engendré les religions, mais il ne s’assortit pas nécessairement d’une croyance. Je n’ai nulle croyance.
Il ne faut jamais perdre de vue ce manque qui est notre lot. Cette attente d’on ne sait pas trop quoi, que rien ne vient combler.
[…] Pour moi, cette soif de plénitude est une réalité constante. J’écris pour essayer d’atteindre cela, et même en sachant que je n’y parviendrai pas, je sens que ma vie entière sera soumise à cette soif. Tout me semble impliqué dans cette aventure-là. On ne trahit rien en la vivant. Depuis que j’écris, je suis à la recherche de cette connaissance, qui, plutôt qu’un savoir d’ordre intellectuel, est un état de lumière et de vastitude. Il s’agit parfois d’une extrême légèreté intérieure où l’on se sent apte à comprendre ce qu’ont éprouvé les grands mystiques. Il est vrai que, en revanche, il y a des moments d’aridité où toute référence s’effondre, où on n’est plus souffrance.
[…] Un écrivain se doit d’être un miroir. Son rôle consiste à s’effacer au maximum et à tenter de restituer ce qui est ; ce qu’est l’homme ; ce qu’est la vie. […]. »
TROP ARDENTE
trop ardente
la faim repousse
ce qui pourrait
l’apaiser
*
c’est par la fêlure
que dedans et dehors
mêlent leurs eaux
*
si mes mots naissent
de mon manque
peut-être saurai-je
parler à ta faim
*
n’aie crainte
il n’est pas de désert
c’est ta propre faim
qui suscite ce qui
pourra la combler
*
le chemin
où s’engager
c’est la faim
qui le fraye
*
la faim a fêlé tes yeux
et c’est par cette fêlure
que filtre un peu
de cette lumière
qui m’affermit
*
il a colmaté sa brèche
et il chasse
à coup de pierres
ceux qui vont
mendiant
sur le chemin
*
ceux qui se font sourds
élèvent autour d’eux
des remparts
dans le seul but
d’échapper
à cette voix
qui sans fin
leur murmure
tu as trahi
ta faim
*
que ta faim
soit la lucarne
par laquelle
tu as vue
sur le monde
*
étrange faim
qui pour s’assouvir
ne tolère que
ce qui pourra
l’aiguiser
*
il a beaucoup à voir
et beaucoup à apprendre
celui qui sans fin
sillonne
les plaines austères
de la faim
*
masques et mensonges
c’est avec une détermination
sans failles
que la faim
les déjoue
*
la faim émonde arrache
donne à ton noyau
la nudité du galet
*
quand ta faim
ne trouve pas
à s’apaiser
le seul recours
qu’il te reste
c’est de te
nourrir
de sa brûlure
*
laisse la faim t’évider
et les eaux du fleuve
viendront glisser
entre tes rives
*
nourris-toi
de ma faim
tu soulageras
ma douleur
*
pour quitter
la surface
tu dois couler
*
accepte
de toucher le fond
et s’effondreront
les murs
de ton réduit
*
laisse-toi sombrer
et tu n’auras plus besoin
d’une ancre ni d’une chaîne
*
si tu n’as pas
connu
le naufrage
impossible
de gagner
la haute
mer
*
Le naufrage
première porte
de la connaissance
*
laisse la mer
t’arracher à la grève
et t’abandonner
au cœur
de ses immensités
*
quitte la surface
et sa lumière
accueille en toi
la nuit qui règne
au fond des eaux
et tu naîtras
à cette lumière
qui ne connaît
ni haut ni bas
*
la lente asphyxie
au fond des eaux
puis la lumière
qui naît de la nuit
quand rien
n’est plus
conforme
à ce qui avait
cours avant
que tu n’aies
sombré
*
laisse-toi couler
et la force lucide
qui te viendra
te donnera
le courage
de demeurer
enfoui
*
englouti
et c’est alors
que tu surplombes
que tu jouis
d’une vision
globale
*
l’instant où tu lâches prise
l’instant où la lumière s’éloigne
l’instant où tu suffoques
l’instant où tu te débats
l’instant où tu n’as plus la force
l’instant où tu t’abandonnes
où tu glisses dans la mort
puis longtemps après
quand tu prends conscience
que tu es né
*
rendu
à la grève
l’esprit
vide
ayant partie liée
avec le tout