Nous ne sommes bien souvent que des barbares civilisés ! (P.D Ouspensky 1878-1947)

 

 

 

 

 

 

Une autre voie est possible!

 

 

Peter D. Ouspensky (5 mars 1878 – 2 octobre 1947) était un ésotériste russe. Il a rencontré Gurdjieff à Moscou en 1915 et il a enseigné les idées et les méthodes basées sur le système Gurdjieff pendant 25 ans en Angleterre et aux États-Unis, bien qu’il se soit séparé personnellement de lui en 1924, pour des raisons de désaccord personnel. Son livre le plus connu est : « Fragments d’un enseignement inconnu » mais l’extrait qui va suivre est tiré d’un autre livre : « Un nouveau modèle de l’univers » paru aux éditions Stock en français. Dans cet extrait il analyse avec discernement les deux versants du monde que sont la civilisation et la barbarie, indissolublement liés et finissant toujours historiquement de la même manière avec la victoire de la barbarie sur la civilisation. Le réquisitoire pourra sembler sévère à certains mais il est tellement criant de vérité et rejoint sur bien des plans les dires de tous les sages qui ayant une connaissance aiguë de la nature humaine ont renoncé à changer le monde( Ramana, Nisargadatta, Bernard et tant d’autres) pour s’attacher à la seule chose qui puisse éventuellement aboutir : La recherche du Soi englobant et dépassant les contradictions inhérentes à toute civilisation.

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« Côte à côte avec la civilisation la barbarie croît aussi. Dans notre culture, il est très facile de tracer ces deux lignes : la ligne de la civilisation et la ligne de la barbarie.
Le sauvage tuait son ennemi avec une massue. L’homme de culture dispose de toutes sortes d’instruments techniques, des explosifs d’une puissance terrible, l’électricité, les avions, les sous-marins, les gaz toxiques etc…Tous ces moyens et toutes ces inventions de destruction et d’extermination ne sont rien d’autre que des formes évoluées de la massue. Et ils n’en diffèrent que par la puissance de leur action. La culture des moyens de destruction et la culture des moyens et des méthodes de violence constituent la culture de la barbarie.

De plus une partie essentielle de notre culture consiste en esclavage et en toutes les formes possibles de la violence au nom de l’État, au nom de la religion, au nom des idées (NDLR : Brassens ne disait-il pas déjà avec humour : « Mourir pour des idées d’accord : mais de mort lente ! » ?), au nom de la morale, au nom de toutes choses imaginables. La vie intérieure de la société moderne, ses goûts et ses intérêts sont plein aussi de traits barbares. La passion des spectacles et amusements, la passion de la compétition, du sport, du jeu, une grande suggestibilité, une propension à se soumettre à toutes sortes d’influences, à la panique, à la peur, à la suspicion. Tout cela a le visage de la barbarie. Et tout cela fleurit dans notre vie, faisant usage de tous les moyens et de toutes les inventions de la culture technique, tels que l’imprimerie, le télégraphe, la TSF, les moyens de communication rapides, et ainsi de suite.

(NDLR : ceci était écrit il y a 100 ans ! Que ne dirait-il pas maintenant avec des animateurs de télévision payés 80.000 euros par mois pour dispenser des idioties abrutissantes à longueur d’émission, avec la téléréalité étalant sans pudeur la vie privée et la souffrance des gens, avec les grandes messes laïques des matchs de football, parsemées de violences de toutes sortes, homophobes et racistes… Avec des chaînes télévisées d’information en continue qui à longueur de journée resassent les mêmes analyses débiles sur des événements qui passent en boucle et qui n’ont que l’intérêt que veut bien leur attribuer le présentateur, uniquement mené par le désir d’audience maximale.)

La culture s’efforce d’établir une frontière entre elle-même et la barbarie. Selon elle les manifestations de la barbarie s’appellent « crimes ». Mais la criminologie existante est insuffisante pour isoler la barbarie. Elle est insuffisante parce que l’idée de crime dans la criminologie existante est artificielle, car ce qui est appelé crime n’est en réalité qu’une infraction aux lois existantes et de fait les lois elles-mêmes sont très souvent une manifestation de barbarie et de violence. Telles sont les lois de prohibition de différents types qui abondent dans la vie moderne. Le nombre de ces lois s’accroît constamment dans tous les pays, et à cause de cela, ce qui est appelé crime n’est bien souvent pas un crime du tout, car il ne contient aucun élément de violence ou de malfaisance.

(NDLR : Là encore que dirait-il maintenant dans ce monde obsédé par la soi-disant pureté où l’on regarde d’un œil outragé, sévère et culpabilisant le fumeur et toute personne en général qui fait trop preuve d’une énergie de vie débordante : sus au cholestérol, à l’alcool, au gluten, au cuir des chaussures, au miel des abeilles : tous des signes d’exploitation animale pour les « prêtres  végans », nouveaux censeurs de la vie sous toutes ses formes et par ailleurs d’une violence et d’une intolérance inouïe pour ceux qui ne pensent pas comme eux !).

D’autre part d’indiscutables crimes échappent au champ de la criminologie, soit parce qu’ils n’ont pas la forme reconnue du crime, soit qu’ils surpassent une certaine échelle. Dans la criminologie existante, il y a des concepts, un homme criminel, une profession criminelle, une secte criminelle, une caste criminelle, une tribu criminelle, mais il n’y a aucun concept d’un État criminel ni d’un gouvernement criminel ou d’une législation criminelle.
En conséquence les plus grands crimes échappent effectivement à la qualification de crimes.
Cette limitation du champ de vision de la criminologie, jointe à l’absence d’une définition exacte et permanente du concept de crime, est l’une des caractéristiques principales de notre culture.

Ainsi la culture de la barbarie croît simultanément avec la culture de la civilisation. Mais le point important est le fait que les deux ne peuvent pas se développer sur des lignes parallèles indéfiniment.
Le moment doit inévitablement arriver où la culture de la barbarie arrête le développement de la civilisation et graduellement, ou peut-être très rapidement, le détruit complètement.
On peut se demander pourquoi la barbarie doit inévitablement détruire la civilisation, pourquoi la civilisation ne peut pas détruire la barbarie. Il est facile de répondre à cette question. En tout premier lieu, on n’a jamais vu qu’il arrive une telle chose dans toute l’histoire que nous connaissons, alors que le phénomène opposé , c’est-à-dire la destruction de la civilisation par la barbarie, s’est produite continuellement et se produit actuellement. Et comme nous l’avons déjà mentionné, nous pouvons juger du destin d’une grande vague de culture par le destin de vagues plus petites de culture de races et de peuples individuels.

La cause racine de l’évolution de la barbarie se trouve en l’homme lui-même ; en lui sont innés les principes qui provoquent la croissance de la barbarie. Pour détruire la barbarie, il est nécessaire de détruire ces principes. Mais nous pouvons voir que jamais depuis le commencement de l’histoire tel que nous le connaissons, la civilisation n’a été capable de détruire ces principes de barbarie dans l’âme humaine ; et par conséquent la barbarie évolue toujours parallèlement à la civilisation.

( NDLR : je dis souvent qu’aucun Jésus, aucun Bouddha, aucun Ramana, à fortiori aucun homme politique, aussi grands soient-ils n’ont changé réellement le cours de l’univers et que les massacres ont toujours continué, continuent encore et continueront, d’où mon scepticisme prononcé sur tous ces vœux pieux de paix dans un monde qui n’a jamais appris des leçons de l’histoire.)

En outre la barbarie évolue habituellement plus vite que la situation, et dans beaucoup de cas la barbarie arrête le développement de la civilisation à son début même. Il est possible de découvrir de nombreux exemples historiques où la civilisation d’une nation a été arrêtée par le développement de la barbarie dans cette même nation. Il est fort possible qu’en des cas séparés de cultures restreintes ou même assez vastes mais isolées, la civilisation ait temporairement triomphé de la barbarie. Mais en d’autres cultures existant au même moment, c’était la barbarie qui triomphait de la civilisation et qui, le moment venu, faisait une invasion et triomphait de la civilisation de ces cultures séparées (momentanément préservées) qui dans leur propre pays avaient triomphé de la barbarie.

La deuxième raison de la victoire de la barbarie sur la civilisation, que l’on peut toujours observer, se trouve dans le fait que les formes originelles de civilisation ont cultivé certaines formes de barbarie pour la protection de leur propre existence, pour leur propre défense, leur propre isolation, telles que l’organisation d’une force militaire, d’une armée, l’encouragement de la technique militaire et de la psychologie militaire, l’encouragement et la légalisation de certaines formes d’esclavage, la codification de coutumes barbares etc.

Ces formes de barbarie ont tôt fait de dépasser la civilisation. Très vite elles commencent à voir en elles-mêmes le but de leur existence. Leur force réside dans le fait qu’elles peuvent exister par elles-mêmes, sans aide de l’extérieur. Cette civilisation au contraire étant venue de l’extérieur, ne peut exister et se développer qu’en recevant une aide extérieure, c’est-à-dire l’aide du cercle ésotérique(spirituel). Mais les formes de barbarie en évoluant, coupent très vite la civilisation de sa source, et alors la civilisation perdant confiance en la raison de son existence séparée, commence à servir les formes développées de la barbarie, dans la croyance que c’est là son but et sa destinée. Toutes les formes créées par la civilisation subissent un processus de changement et s’adaptent à ce nouvel ordre de choses, c’est-à-dire qu’elles se subordonnent à la barbarie .

Ainsi un gouvernement théocratique se transforme en despotisme. Les castes si elles ont été reconnues deviennent héréditaires.
La religion prenant la forme d’« église » devient un instrument entre les mains du despotisme ou des castes héréditaires.
La science transformée en technique, est subordonnée aux objectifs de destruction et d’extermination. L’art lui-même dégénère et devient un moyen d’entretenir les masses au niveau de l’imbécillité.

Voilà ce qu’est la civilisation au service de la barbarie, sous la captivité de la barbarie. On peut observer pareille relation entre la civilisation et la barbarie d’un bout à l’autre de l’histoire. Mais une telle relation ne peut exister indéfiniment et arrive un moment où la croissance de la civilisation s’arrête. La civilisation est pour ainsi dire, refondue dans la culture de la barbarie. Finalement elle doit s’arrêter complètement. Sur quoi la barbarie, cessant de recevoir un influx de force de la part de la civilisation, commence à descendre jusqu’à des formes de plus en plus élémentaires, revenant graduellement à son état primitif, jusqu’à devenir ce qu’elle est réellement et a été pendant toute la période où elle se déguisait en pièges somptueux empruntés à la civilisation.
( NDLR: Comme dit le proverbe : « Chassez le naturel, il revient au galop ! »).

La barbarie et la civilisation ne peuvent coexister dans cette relation mutuelle que nous observons dans notre histoire que pour une période de temps comparativement courte. Il arrive obligatoirement une période où la croissance de la technique de destruction commence à se poursuivre si rapidement qu’elle détruit la source de son origine, à savoir la civilisation.

Lorsque nous examinons la vie moderne, nous voyons quelle place minuscule et sans importance y occupent les principes de civilisation qui ne sont pas à la servitude de la barbarie.
(NDLR : à notre époque derrière les déclarations d’intention humanistes de surface on se rend compte que tout est piégé et obstrué par les lois économiques qui dirigent le monde et paralysent même les dirigeants les plus honnêtes.)

Quelle place minuscule, en vérité, occupent dans la vie de l’homme moyen, la pensée ou la quête de la Vérité.

(NDLR : Chaque fois que je vois Bernard il me dit à quel point il est sidéré de voir aussi peu de vrais chercheurs depuis tant d’années !).

Mais les principes de civilisation sous des formes falsifiées sont déjà utilisés pour les objectifs de la barbarie comme moyens de tenir les masses sous le joug et de les maintenir sous sa dépendance, et, sous ces formes ils sont florissants. Et ce sont seulement ces formes falsifiées qui sont tolérées dans la vie. La religion, la philosophie, la science et l’art, qui ne sont pas à la servitude immédiate de la barbarie, ne sont pas reconnus dans la vie, sauf sous des formes faibles et limitées. Toute tentative de leur part pour croître au-delà des très étroites limites qui leur sont assignées, est immédiatement arrêtée.

L’intérêt de l’humanité pour ces sujets est excessivement faible et impuissant. L’homme vit dans la satisfaction de ses appétits, dans la peur, dans les conflits, dans la distraction et les amusements, les sports stupides, les jeux d’adresse et de hasard, dans l’appétit du gain, la sensualité, le morne travail quotidien, dans les soucis et les inquiétudes du jour, et plus encore qu’autre chose, dans l’obéissance et dans la jouissance de l’obéissance, parce qu’il n’y a rien que l’homme moyen aime davantage qu’obéir ; s’il cesse d’obéir à une force, il commence immédiatement à obéir à une autre. Il est infiniment éloigné de toute chose qui ne soit pas en rapport avec les intérêts du jour, ou avec les préoccupations du jour, de toute chose qui soit un peu au-dessus du niveau matériel de sa vie.

Si nous ne fermons pas les yeux sur tout cela, nous nous rendrons compte que nous ne pouvons pas, au mieux, nous appeler autrement que des barbares civilisés, c’est-à-dire des barbares en possession d’un certain degré de culture. La civilisation de notre époque est d’une pâle et maladive croissance, qui peut à peine se maintenir en vie dans l’obscurité d’une barbarie profonde. Les inventions techniques, l’amélioration des moyens de communication et des méthodes de production, l’accroissement des pouvoirs dans la lutte avec la nature, tout cela ôte à la civilisation probablement davantage que cela ne lui apporte.

NDLR : je suis frappé en lisant cela écrit il y a 100 ans, de voir à quel point c’est non seulement resté actuel mais en plus n’a fait que s’amplifier, ne témoignant par là que de la grave crise qui s’annonce pour l’humanité et que beaucoup de gens avisés prévoient depuis longtemps. On pourrait objecter que ce tableau est outré et ne tient pas compte de la soi-disant forte aspiration « spirituelle » qui est de mode de nos jours. Mais je l’ai déjà souvent évoqué sur ce blog, celle-ci n’est qu’un trompe-l’œil habile générée par la barbarie et si on la regarde de près, on verra à quel point elle est totalement récupérée par le système de la mode et de la finance et de l’appétit du bien-être. Le terme de « développement personnel » est à lui seul déjà la preuve de ce que j’avance.

Que reste-t ’il comme espoir me dira-t-on ? Ce que notre auteur décrit ailleurs comme « le cercle intérieur » de ceux qui ont une autre aspiration et qui humblement sans nécessairement rentrer dans des croisades inutiles de prosélytisme, se mettent en marche et chaque jour avec passion débusquent leurs propres contradictions et passent leur idéal au feu de la Pratique de la Voie.