Nisargadatta.
Je tenais à insérer en trois parties ces textes remarquables et éclairants de Philip Renard grand connaisseur de l’Advaïta Védanta. Ils concernent les trois grands Maîtres du vingtième siècle en ce domaine qui sont : Ramana Maharshi, Krishna Menon et Nisargadatta Maharaj.
Philip Renard enseigne à la fondation advaya, en Hollande. Né en 1944, il découvrit la spiritualité au travers d’une méthode d’enseignement d’origine javanaise, appelée Subud, dans laquelle un exercice appelé Latihan lui donna la base d’une vision pénétrante (insight), libre de tout concept et de toute méthode. La non-dualité est au centre de l’enseignement de Philip Renard.
Lues et relues avec attention ces paroles pourront largement guider la recherche. Je précise bien : »lues et relues » car je vois trop de gens se réfugier dans une lecture superficielle des textes de la non-dualité, en croyant vite qu’ils maîtrisent le sujet parce qu’ils peuvent manier les quelques concepts utilisés qui, effectivement, peuvent faire apparaître la simplicité de la Voie. Mais il y a une énorme différence entre « Simple » et « Simpliste » et l’apparente simplicité des voies non-duelles , ne devrait pas cacher à quel point suivre la Voie est difficile, exigeant, et demande une profonde détermination et un discernement de chaque instant.La Recherche bien conçue, doit devenir le pilier central de la vie et doit passer avant tout, sinon nous risquons de devenir des « touristes de la voie » et dans ce cas-là comme le dit si justement Bernard: « Autant aller à la pêche! ».
Ces textes relatant les paroles des maîtres, sont parfois abrupts car les êtres Réalisés semblent parfois contradictoires dans leurs affirmations et ce qui est dit à un moment donné, à une personne donnée peut parfois être légèrement différent à d’autres moments. Il ne faut pas appliquer aux dires des êtres Réalisés la même rigueur rationnelle qu’aux autres textes. Bernard m’a d’ailleurs dit un jour: « En fait j’essaie de trouver les mots qui vont approcher, pointer vers la réalité mais au fond ce n’est jamais cela et tout ce que je dis est à côté toujours. »
Ayons en tête ces mots pour aborder ces textes avec discernement et patience.
Voici la deuxième partie concernant Nisargadatta.
Dans la première partie de « Je est une porte », je décrivais un phénomène frappant : le fait que l’Advaïta Vedanta conserve le terme « Je » pour désigner les degrés de réalité les plus élevés, ceux qui transcendent la personne. Le maintien de cette cohérence constitue une aide pour le chercheur, à comprendre que la notion « Je », évidente dans l’expérience de la personne en tant que telle, est en fait plus profonde que ce que la personne temporaire peut en dire. La notion « je » existe déjà maintenant et s’établit sans discontinuité. Le contact avec Cela que vous êtes vraiment ne nécessite aucun préalable d’élimination ou d’exclusion de quoi que ce soit. Dans la première partie, j’ai examiné l’approche de Shri Ramana Maharshi. Cette fois-ci, je souhaite étudier la façon dont Shri Nisargadatta Maharaj (1897-1981) aborde la question.
Selon moi, Nisargadatta fut un des plus grands enseignants du 20e siècle. Ce qui, en particulier, le rend si important est sa remarquable capacité à montrer que tout ce qui pouvait lui être demandé n’était fait que de concepts. Puis il annihilait ces concepts en mettant en évidence leur inutilité. Quelle que soit la question, ou la réponse, avec laquelle se présentait le visiteur, Nisargadatta démontrait qu’elle se réduisait à un attachement à des schémas de pensée ou des concepts. Il se référait alors à leur origine, et il renvoyait à cette origine, à la source. Tout, absolument tout, était miné par le fait même d’être un concept, et était donc faux, y compris ce qu’il venait de dire.
Il insistait sur le fait, que seul le vrai est dénué de tout concept. Le seul moyen d’apprendre de lui est, puisqu’il n’est plus de ce monde, de lire ses livres ( on peut aussi y ajouter quelques extraits vidéo de you tube). Lors de cette lecture il devient évident, voire amusant, de constater que lui-même, grand démineur de concepts s’il en fut, a recours en permanence à des concepts. Dans ses passages, de niveau en niveau, il emploie de nombreux termes sanskrit pour décrire un niveau, puis ressert les mêmes ou à peu près pour un autre niveau, et enfin dissout l’ensemble dans ce qu’il appelle: « L’état profond bleu et noir de la non expérience ».
Malheureusement, de ce fait, de nombreux chercheurs, ayant déjà un aperçu de la réalité de qui ils sont, poursuivent leur quête à cause du message: « Vous n’êtes que l’Absolu ». Ils soutiennent assidûment qu’ils connaissent déjà la conscience mais ils expriment en même temps leur frustration d’avoir manqué « l’étape suivante ». J’ai l’audace d’affirmer qu’il n’y a pas d’étape suivante. Tout ceci se rapporte aux limites de ce qui peut être expérimenté, et au fait de demeurer totalement là.
Nul ne devrait être induit en erreur par un quelconque commentaire sur l’Absolu, ni être séduit par la recherche de l’Absolu. Néanmoins, pourrait-on objecter, Nisargadatta fait des commentaires sur l’Absolu à longueur de temps, et souligne encore et toujours que rien d’autre n’est réel ! Ceci est à coup sûr une impasse: entendre que nous sommes Cela, et être en même temps incapable de l’expérimenter, aura pour effet de nous faire rechercher cette expérience. Tel est le constant paradoxe auquel Maharaj nous expose. Comment faire avec ce paradoxe?
Maharaj répondit lui-même à la question- et ceci par un concept particulier, qu’il décrivit par les termes: « la connaissance Je Suis » ou encore l’état « Je Suis ».
Plus avant dans cet article, Nisargadatta Maharaj était qualifié d’important, parce qu’il déminait sans crainte, l’un après l’autre, tous les concepts. Mais nous pouvons aussi le qualifier d’important pour avoir à son tour introduit ce concept, l’état « Je Suis », qu’il considérait comme devant être digéré, avalé et dissous. Il le décrivait comme « le remède ultime ». Il est vrai qu’il l’appela aussi « la maladie elle-même », au moins aussi souvent. Cependant avec la même insistance, il indiqua souvent que ce concept précis est le parfait remède, et pointe vers la liberté.
Ainsi, nous voici à nouveau face à un paradoxe: quelque chose qui est la maladie, se trouve être en même temps, dans sa nature essentielle, le remède. Une citation donne les clefs permettant de pénétrer dans ce paradoxe. A mes yeux il s’agit là de la plus belle citation qui puisse être. En effet le complet mystère de l’existence y est décrit en quelques phrases, jusqu’à la manoeuvre permettant de pénétrer ce mystère. Tout s’y trouve et tous les textes qui suivent de Maharaj, peuvent être interprétés depuis cette perspective :
« Ce contact avec l’état « Je Suis » est en chaque être ; cet état possède ce contact d’Amour pour l’Absolu, et il s’agit d’une représentation de l’Absolu[…] L’Absolu prédomine seul. La vérité est Brahman( Parabrahman) dans son unique totalité, rien d’autre que Brahman. Dans l’état de Brahman absolu, le contact avec l’état d’être, le « Je Suis » commença, et avec lui sont apparus la séparation, le sentiment de l’autre. Mais cet état « Je Suis » est plus qu’un petit principe; il est le Mula-Maya lui-même, l’illusion primordiale […] Le grand principe Maya vous fait passer par tous ses tours, tous ses pièges et vous êtes ainsi soumis à tout ce que dit cette Maya. Enfin cette lumière qui est vôtre, cet état d’être, s’éteint […] Cette Maya est si puissante, qu’elle vous enveloppe totalement. Maya veut dire: « Je Suis » « j’aime être ». Elle n’a aucune identité en dehors de l’Amour.. Cette connaissance du « Je Suis » constitue en même temps l’adversaire le plus redoutable et le meilleur ami. Même s’il s’agit de votre plus grand ennemi, si vous l’apaisez de la bonne façon, elle se transformera et vous guidera vers les états les plus élevés… »
Le sens du « Je Suis » est un principe universel, présent d’une façon exactement semblable chez tout être humain, précédant toute interprétation du type « je suis Jean » ou « je suis Anne »; ou en d’autres termes: « je suis telle ou telle personne ». Nisargadatta(ou plutôt ses traducteurs) avait l’habitude d’utiliser ce sens du « je Suis » conjointement au terme conscience (chetana). Il est justifié de s’attarder sur la signification attribuée par Nisargadatta à ce terme, pour la simple raison qu’il qualifiait souvent cette conscience d’illusoire, et aussi du fait que d’autres enseignants utilisent le mot « conscience » pour témoigner précisément de l’Ultime( c’est d’ailleurs ainsi que se traduit le mot Chit, au lieu de chetana). Il le remplaçait par de nombreux synonymes tels que, « connaissance », « état de Krishna », « conscience enfantine », « germe », »témoin », « Dieu », « Être », « état d’être », « sattva », « la chimie », « Saguna Brahman », « le manifesté », « le principe suprême », tous ces termes reviennent au même. Ils évoquent tous un contact. Sans raison aucune, quelque chose apparaît spontanément, au sein de quelque chose qui est hors de toute expérience, de tout savoir, de toute forme, et qui n’est finalement pas « une chose ». C’est seulement au moment où vous le constatez, que vous pouvez dire que « quelque chose » arrive, mais pas avant. La manifestation et la constatation de cela sont une seule et même chose, appelée « contact ». Il s’agit de la toute première vibration, la forme la plus subtile de contact appelé « conscience » par Nisargadatta. Le principe « Je Suis » , l’élément fondamental de cette citation doit être trouvé dans le dernier paragraphe: « Cette connaissance du « Je Suis », constitue en même temps l’adversaire le plus redoutable et le meilleur ami ». Tout s’y trouve et il en résulte que vous pouvez être abandonné ici avec une accablante sensation de désorientation. Celle-ci, bien souvent, se renforce à la lecture d’autres passages, du fait de l’accent mis sur l’illusion(« l’adversaire le plus redoutable »).
En effet, ce qui est réellement vrai, l’Absolu, est décrit comme « quelque chose qui ne peut être expérimenté ». Pourtant il est nettement affirmé ici, que même s’il est votre plus grand ennemi, vous seriez bien avisé de le révérer. Illusion ou non, là où nous sommes, peu importe, car ultimement il n’y a que Dieu, le Principe créateur éternel à la source de toutes choses. Il est vrai que vous pouvez être séduit par la forme au point de vous y attacher, mais c’est également par ce même principe que vous pouvez être libéré de cet attachement. Dans un des Puranas( livres anciens de l’hindouisme), on peut trouver un passage ressemblant à notre citation:
« Quand elle est heureuse, elle devient propice et la cause de la liberté de l’homme. »
Ce texte relève de l’adoration de ce principe qui doit être aussi totale que possible; il s’agit de lui accorder toute notre attention, de lui plaire. Le sens de « vous êtes » est si commun, si ordinaire, que vous le négligez aisément, et c’est pourquoi Nisargadatta insiste tant sur le contraire, c’est à dire d’honorer pleinement ce sens : le révérer comme le Dieu le plus élevé. Il martèle cela sans cesse pour que le calme se fasse là où nous sommes, et ce afin que nous puissions adorer pleinement cette conscience, ce contact.
« Adorez atman(« vous êtes ») comme un Dieu; il n’y a rien d’autre. Vous adorez ce principe seul ; rien d’autre ne doit être fait. Cette connaissance « vous êtes » vous conduira au plus haut, à l’Ultime. Ce « vous êtes » sera présent en vous aussi longtemps que votre respiration. En adorant ce « vous êtes » comme unique Brahman manifesté(Saguna brahman) vous atteignez l’immortalité […] Vous devez vous souvenir continuellement, ruminer […] Vous devez y penser en permanence. »
La signification exacte de cette adoration, nous interroge. En effet on associe automatiquement à ce mot l’apparition d’une prière verbale. En réalité, adorer consiste à porter son attention sur quelque chose de tout son coeur. Dans ce monde, être amoureux, en constitue le meilleur exemple. Votre attention se projette totalement sur l’être aimé, que vous le vouliez ou non. Vous en êtres emplis et tout ce qui va dans la direction de cet amour se fait sans effort.
NDLR : Voilà pourquoi malgré certaines moqueries, je persiste à dire que la Voie est vraiment une histoire d’Amour et Bernard depuis toujours va dans ce sens. S’il n’y a pas d’Amour dans notre recherche: « autant aller à la pêche » comme il le dit très justement !
Cela nous pouvons l’appeler adoration. Et maintenant nous voici invités à pratiquer cette adoration : être amoureux de notre conscience ordinaire elle-même, l’expérimenter formellement en tant que telle, le contact avec l’état d’être, ce sentiment d’être. Comment sommes-nous supposés mettre en pratique une telle adoration ? C’est par la fusion totale avec votre état d’être, avec votre vibration primordiale. Projettez- vous dans votre passion, dans ce lieu »inlocalisable », encouragez cette vibration, et ne vous inquiétez pas du fait qu’il s’agit toujours d’une forme de dualité, d’une forme d’énergie ou de « corporalité ». Adorez-la, chérissez-la, ne vous retenez pas, donnez -vous pleinement à Elle, et ainsi vous vous dissoudrez en Elle. Alors Elle vous montre dans cette fusion que deux cesse d’exister. Elle ne peut être votre ennemie que si vous vous laissez être emporté par Sa tentation.
« La première source de toute joie est votre être; soyez là. Si vous êtes emporté par le flot de la maya, vous serez dans la souffrance.[…] Demeurez toujours dans votre état d’être. »
Nisargadatta met ici en évidence la façon dont au sein du principe suprême, le principe « Je Suis » , l’élément libérateur, peut être distingué de l’élément de séduction, de l’attachement. Parfois je compare cela à une fontaine au milieu d’un bassin. Le principe « Je Suis » est la bouche de la fontaine. C’est de là que l’eau jaillit vers le haut avec force, créant des milliers de gouttes et la forme globale qui en résulte est appelée « fontaine ». C’est à peine si la bouche de la fontaine est matérialisée, il n’y a que l’expérience, que la force de propulsion qui est à être, ce qui va faire apparaître la forme. Le conseil est alors : » restez dans la bouche de la fontaine, demeurez-y et abandonnez-vous à sa vibration sans forme. N’essayez en aucun cas de manipuler la force elle-même. »
« Quel processus naturel pouvez-vous arrêter? Tout est spontané. Vous êtes maintenant dans la Conscience, qui est mouvante, vibrante. Ne pensez pas que vous êtes séparé de cette Conscience mouvante et vibrante. »
En restant dans la bouche de la fontaine, adorant Cela qui génère tout ce déploiement, vous êtes rendu libre.
« La ferme détermination du dévot, et l’attrait de Dieu pour cette dévotion, les font s’attirer mutuellement. Le moment de leur rencontre face à face est celui où il se fondent l’un en l’autre. Le dévot perd automatiquement sa conscience phénoménale, et lors de son retour à lui-même, il découvre qu’il avait perdu son identité- perdu dans ce qui en Dieu ne peut être séparé à nouveau. » Rajoutons: « Je suis le Dieu, je suis le dévot, et je suis l’adorateur, tout est pareil, un seul principe commun. »
Le caractère divin de la Maya, la Séductrice, s’atténue dès lors que vous comprenez la nécessité de ne pas vous laisser entraîner par Elle dans Ses formes de création. Vous devez simplement noter CE qui la voit.
« Méditez sur ce qui est averti que vous êtes assis ici. La sensation que votre corps est ici est l’identification au corps, mais ce qui est averti que votre corps est assis ici est l’expression de l’Absolu »
Le caractère libérateur du principe « Je Suis » est tout autant présent dans la connaissance que dans le renoncement. Ici l’approche du jnana ( la connaissance, la compréhension) et de la bhakti (dévotion) sont fondues totalement l’une dans l’autre. il en résulte parfois que la discrimination dans l’abandon n’est plus nécessaire, et parfois que la compréhension, évite l’erreur d’un abandon qui ne serait en fait que soumission à la manifestation elle-même, aux formes transitoires. L’abandon n’est jute que dans l’abandon à CELA qui est permanent.
« Tout d’abord j’ai été séduit par Maya, puis quand la Maya m’a abandonné, je n’ai plus eu besoin de Maya et je l’ai ainsi rejetée. »
Notons par exemple que le corps assis ici pourrait être appelé « connaissance ». Cette connaissance est en fait connaître en tant que tel, et c’est là l’élément libérateur, car la connaissance est littéralement l’expression de l’Absolu, comme Nisargadatta l’a précisé dans la citation ci-dessus en gras. La Conscience Absolue ou le Connaître, s’exprime elle-même dans le fait de « connaître quelque chose ». La Conscience et l’ Absolu ne sont donc pas deux choses différentes, comme il est souvent imaginé sur la base de beaucoup de formulations de Nisargadatta : il n’y a qu’une Conscience. Elle a la nature de l’Absolu, et un caractère dynamique, vivant, expérientiel, « le contact ».
NDLR: je me dois de préciser un peu ici la terminologie employée par Nisargadatta. J’ai souvent vu Bernard s’irriter en disant que la conscience est toujours personnelle et conscience de quelque chose. C’est bien entendu vrai de la conscience individuelle, mais très souvent( même si Bernard n’aime pas cet emploi qui selon lui peut induire en erreur) les maîtres de la non -dualité emploient le terme Conscience (il vaut mieux dans ce cas mettre une majuscule) dans le sens Absolu, quasiment équivalent au Soi. Nisargadatta utilise les deux acceptions. Il faut donc être attentif lorqu’on le lit pour savoir de quelle conscience il parle.
Voir nécessite une seule chose : la présence d’une certaine vibration est en fait toujours la connaissance de cette vibration, et cette connaissance elle-même est la Connaissance Absolu ; il n’y a aucune séparation en cela. Au sein de l’Absolu, il n’y a simplement rien à Connaître et c’est pourquoi Nisargadatta appelle cela « l’état de non-connaissance » ou « non-mental », état dans lequel l’attention se dissout en elle-même.
« Il n’y a qu’un seul état, pas deux. Quand l’état « Je Suis » est présent, vous connaîtrez beaucoup d’expériences, mais le « Je Suis » et l’Absolu ne sont pas deux. Dans l’Absolu l’état de « Je Suis » survient et l’expérience se fait alors. »
Nous pourrions dire que se laisser entraîner par la Séductrice, revient à donner du poids à votre passé, à la puissance de vos tendances, aux vasanas, au lieu d’endurer la souffrance de ne pas dépasser la forme présente, « le contact actuel ». La nature d’attachement du principe « Je Suis » se situe dans la création de l’histoire personnelle, la création d’un « corps subtil », une image « je », une forme devant persister. La force d’attachement elle-même pourrait-être appelée « le corps causal », un entrepôt contenant toutes nos tendances latentes et le tout premier commencement de l’individualité (jiva). Le « corps causal » définit le principe qui est en nous maintenant, la cause de la création de la forme, et qui nous séduit pour le maintien et la consolidation de cette forme. Il nous séduit en ne reconnaissant pas cette forme comme « la pure forme actuelle de la Conscience », mourant à chaque instant et immédiatement remplacée par une autre forme. C’est ce que le terme « corps causal » signifie. Le corps causal vous fait perdre la vision que vous êtes toujours neuf, non-né . Et cette « perte » se produit par l’intermédiaire des tendances latentes qui, aussi longtemps qu’elles existent, vous accrochent aux formes manifestées de façon à faire se perpétuer l’existence de la forme. Du fait de sa nature de voile de la réalité et d’attachement, le corps causal est assimilé, dans la tradition de l’Advaïta, à l’ignorance(ajnana et avydia). Très influencé dans sa sémantique par la tradition Samkhya, ancienne école indienne dualiste, Nisargadatta pour expliquer comment naît l’attachement, utilise parfois les termes sattvas, rajas et tamas, tous empruntés du Samkhya.
Ce sont les trois gunas ou qualités colorant et déterminant chacune de nos actions:
-rajas: est la stimulation, l’agitation, ce qui pousse à l’activité
-tamas: est l’inerte, le solide, l’obscur
-sattva: est la qualité d’équilibre, d’existence, de connaissance, de lucidité.
Nisargadatta décrivait la transition générée par sattva de la façon suivante:
« Pendant l’état de veille, savoir que vous êtes sattva est en soi une souffrance ; mais comme vous êtes préoccupé par tant d’autres choses vous pouvez le supporter. Cette qualité d’être sattva, cette connaissance « Je Suis », ne peut se tolérer elle-même. Elle ne peut demeurer elle-même, seule, simplement se connaissant elle-même. C’est pourquoi le guna rajas est là. Il emmène l’être se promener dans des activités variées, de façon à ce qu’il ne demeure pas en lui-même. Il est très difficile de supporter cet état. Le guna tamas est la qualité la plus inférieure. Son action consiste à ouvrir la voie à ce que l’on se prenne pour les auteurs de nos actes avec le sentiment: « je suis celui qui agit ». Le gunas rajas nous pousse dans l’activité et le gunas tamas nous attribue la paternité de tous nos actes. »
Nous pourrions voir le caractère originel de rajas comme étant plutôt libre. Il n’a en effet, par lui-même, nul besoin de s’accrocher à quoi que ce soit. C’est sous l’effet de tamas que tout se coagulera ensemble. Cette qualité nous rigidifie, elle est la cause de nos attachements, de notre isolement, de nos soucis, etc… Notre attachement à une histoire personnelle est dû à tamas, histoire surimposée à une activité spontanée. Le conseil de Nisargadatta pourrait être interprété comme suit : vous ne pouvez rien faire d’autre que laisser rajas apparaître, car il est propre à l’énergie de création spontanée. Cependant, accueillez-le et continuez à reconnaître le point de départ, le tout « premier contact ». Nisargadatta appelait aussi ce contact « une piqûre d’épingle », ceci est sattva. C’est aussi le terme Conscience dans le sens où l’utilise Nisargadatta, la piqûre d’épingle, l’expérience du contact. J’ai appelé cela: « la bouche de la fontaine »: en ce lieu vous êtres témoin du mariage de sattva et tamas. Demeurez conjointement dans le silence (sattva) et l’éclatante énergie rajas. En vous dédiant à cela, en honorant cette piqûre d’épingle, cette « Conscience », votre quête cesse son existence. A ce point vous laissez « le faire » vous quitter, ainsi que la tentative de passer au-delà de cette Conscience, car, réellement, ceci ne peut-être d’aucune aide.
« Vous ne pouvez jamais vous séparer de cette conscience, à moins que la conscience ne soit satisfaite de vous et se débarrasse de vous. La conscience ouvre les portes pour vous permettre d’aller au-delà de la conscience. Il y a deux aspects : l’un est la conscience conceptuelle, dynamique, pleine de concepts, et l’autre est la conscience transcendante. Même le concept « Je Suis » n’est plus là. Le Brahman qualitatif, conceptuel (saguna Brahman), celui qui est plein de concepts et de qualités, est généré par la réflexion de la Conscience (nirguna Brahman), dans le corps, dans son fonctionnement »
Même si au départ, il est important et juste de distinguer entre la conscience relative (chetana) et la Conscience (chit), il est pertinent à un moment donné d’ouvrir les bras à la conscience en tant que « contact ». Toutes les résistances se dissolvent alors, et avec elles toute dualité. Le contact est l’Assistant qui vous consacre dans votre abandon et Son abandon. Elle vous montre que vous êtes toujours demeuré non affecté et non altéré, libre et non séparé, sans besoin de vous mettre en quête . Ainsi d’un côté Maharaj insiste:
« Je l’Absolu, ne suis pas cet état « Je Suis », mais d’un autre côté : la compréhension que ce « Je » n’est pas différent sur des niveaux différents . De même que l’Absolu, est le « Je » qui en se manifestant a besoin de la forme. Le même « Je » Absolu devient le « je » manifesté, et le « Je » est la conscience source de toute chose . L’Absolu-avec-conscience se situe dans l’état manifesté. »
De façon étonnante, ici, comme en beaucoup d’autres endroits, Maharaj persiste à utiliser le mot « Je » pour désigner l’Ultime. En plus de s’appeler lui-même très souvent « Je l’Absolu », il dit par exemple :
« Rien n’existe en dehors de moi, je suis seul à exister. » et « quand l’état d’existence est totalement ingurgité, ce qui reste est ce »Je » éternel. ».
Ainsi « Je » apparaît pour être adéquat sur les trois niveaux: la personne pense et éprouve « Je », le contact avec l’état d’être est l’expérience du « Je », sans pensée (sans appropriation « mon » « mien »), et l’Ultime est « Je », sans l’expérience de celui-ci. Ceci implique que la Réalité que nous sommes est toujours présente en tant que telle, est déjà maintenant. Par conséquent au sein même de l’identification à une certaine forme, se trouve une invitation à reconnaître le plus proche, c’est à dire « Je » dans sa nature essentielle. « Je » est-il une porte? L’enseignant répond:
« Cher enfant il n’y a pas de porte pour entrer en parabrahman. »
Cet article est paru dans l’excellente revue Troisième Millénaire en Automne 2004 (numéro 73)
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