Dualité et non-dualité dans l’expérience humaine par John Welwood.

 

John Welwood.

 

Ma dernière publication de l’article de Julius Evola sur « le dépassement de la Providence », en a enthousiasmé et éclairé certains et en a découragé d’autres qui n’ont absolument rien compris. Ceci dénotant, s’il fallait encore le démontrer à quel point nous sommes tous spécifiques et avons besoin de nourritures différentes. Le texte qui va suivre d’un abord beaucoup plus facile me semble-t-il, mais non moins remarquable, va justement éclairer cette spécificité, ce caractère unique de chaque être humain et surtout il va projeter un éclairage très important sur la façon de dépasser les contradictions apparentes entre enseignement oriental et occidental, entre absolu et relatif, samsara et nirvana.
Suite à ma propre expérience et mes contacts avec les chercheurs spirituels, je me suis rendu compte qu’une des grandes difficultés de la Voie était d’arriver à articuler le tranchant et l’abrupt de la recherche, avec la vie quotidienne. Combien ai-je rencontré de chercheurs sortant d’une session intensive dans un groupe spirituel, dépités de retrouver leur quotidien et ne sachant comment articuler ce qu’ils considéraient comme deux mondes distincts, voire contradictoires.
Il y a en effet deux écueils majeurs pour le chercheur et beaucoup oscillent entre les deux : d’un côté une vision absolue, exigeante, idéale qui est le point de départ de la recherche suite à une insatisfaction existentielle, et de l’autre justement cette vie quotidienne, qui semble nous emporter et être si éloignée de l’idéal entrevu. Comme deux mondes irréconciliables : et ce va et vient épuisant entre les deux ! Devant cette difficulté beaucoup empruntent la voie spirituelle comme une échappatoire, un refuge hors du monde devenu si difficile à appréhender. Les enseignements orientaux mal compris, rajoutent à la confusion, parlant de vie « illusoire » dont il faut s’extraire pour trouver l’unité, le « nirvana ».
Comme je l’ai souvent écrit dans ce site et Bernard l’affirme sans cesse :  pour toute recherche sérieuse, on ne peut partir que de ce que l’on est (je parle de « faire l’état des lieux »). Le monde quotidien loin d’être « illusoire » est simplement « provisoire », ce qui n’est pas la même chose et nécessite que l’on en tienne compte si l’on veut progresser. Il est donc impossible de fuir « le relatif » sinon il nous rattrape, et le seul moyen est de le laisser être tel qu’il est de telle sorte qu’il en vienne ainsi à révéler l’absolu.

On ne peut éviter d’être au centre de la croix, qui n’est pas que le symbole devenu doloriste pour beaucoup, mais un symbole millénaire bien antérieur au christianisme qui est celui de l’union de la verticale et de l’horizontale( c’est le YOG de yoga).Rejeter un des deux constituants c’est se détruire, emporté par l’âpreté vertigineuse de la verticale ou totalement embourbé dans les sables mouvants de l’horizontale.
Accepter ce qui est, voir les choses telles qu’elles sont, ne pas s’y opposer, permet de dégager une énergie juste pour non seulement résoudre les difficultés de la vie mais surtout les dépasser par la verticale Et ceci n’a rien à voir avec de la complaisance mais nécessite une forte détermination, un discernement aiguisé et beaucoup d’humilité.
Comme le démontre parfaitement cet article le seul pont qui relie absolu et relatif c’est l’être humain centre des relations interpersonnelles. Pour espérer atteindre le but de toute recherche sérieuse, il faut donc se jeter à l’eau, se mettre en danger, aller au centre de la croix.

L’auteur John Welwood est Américain, écrivain, psychothérapeute et a beaucoup pratiqué la méditation bouddhiste, notamment après sa rencontre avec Chogyam Trüngpa. Il a découvert par la suite l’enseignement de Swâmi Prajnânpad, avec beaucoup d’intérêt et il le met en valeur dans cet article.

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Être pleinement humain est un défi et une source de confusion, car cela implique de vivre sur différents plans de réalité en même temps. Cela demande de cultiver un certain goût du paradoxe – de savoir apprécier à quel point des vérités très différentes peuvent être vraies en même temps. En réalité, cette qualité multi-dimensionnelle de notre expérience est la source de toute créativité et de toute grandeur humaine.

DUALISME ET NON-DUALITE

La conscience de la plupart des gens, cependant, reste confinée à un seul plan de réalité : la perception dualiste, telle qu’elle est fabriquée par le mental égoïque, qui établit une solide division entre le moi séparé ici et tout le reste là-bas. Nos principaux schémas de défense – la répression, la résistance, le déni, l’évitement, la mise à distance, la projection, le jugement, le rejet, l’agression – sont des moyens de nous tenir à l’écart de la réalité et de lui substituer une réalité virtuelle créée par le mental, afin de tenter de nous protéger de « l’autre » – ces aspects de la réalité qui nous paraissent étrangers ou menaçants.
Le complexe ego-mental est essentiellement un mécanisme de survie, qui n’est pas différent des crocs, des griffes, des dards, des écailles, des carapaces et des plumes qui servent de protection aux animaux. Il tente de nous fournir un havre de sécurité dans un monde impermanent marqué par l’imprévisibilité et la perte. Malheureusement, ces barrières qui créent une impression de sécurité nous font aussi nous sentir coupés et déconnectés. Aussi, à moins que nous ne nous développions au-delà de l’ego-mental défensif, nous demeurons sujets à d’incessants conflits intérieurs, à l’aliénation et à la souffrance – ce que les traditions spirituelles orientales appellent samsara.
Cependant, en tant qu’êtres humains, nous avons aussi accès à une plus vaste dimension de conscience qui est intrinsèquement libre de la dualité. Les traditions spirituelles orientales considèrent cette conscience sans ego comme notre véritable nature essentielle, la fondation même de notre être. Puiser dans cette pure présence non duelle, comme c’est le cas dans certains types de connaissance contemplative, révèle un vaste champ ouvert de conscience dans lequel s’évanouit la séparation entre soi et l’autre, celui qui perçoit et ce qui est perçu. Cette conscience non duelle nous libère du mental conditionné et du monde conflictuel du samsara. Elle révèle la vérité absolue, la façon dont les choses sont au niveau ultime : inséparables, non divisées, interconnectées. L’axiome indien « Tu es Cela » exprime cette découverte : ce que je suis est inséparable de la totalité de la réalité telle qu’elle apparaît et coule à travers moi à chaque instant, dans le flux de mon expérience en cours.
Si l’esprit égoïque dualiste est pré-humain, ou subhumain en ceci qu’il est orienté vers la survie, la conscience non duelle sans ego est Trans-humaine, ou suprapersonnelle, parce qu’elle ouvre une expansion plus vaste de l’être ou de la présence qui est libre de notre implication personnelle ordinaire dans les situations existentielles immédiates.

LE DOMAINE HUMAIN

En règle générale, les traditions orientales ne prennent en compte que ces deux plans de l’existence – subhumain et trans-humain, samsara et nirvana, égocentrique ou impersonnel – et envisagent la libération comme une délivrance de la condition humaine. En revanche, les traditions spirituelles occidentales accordent une valeur spéciale à l’incarnation humaine en elle-même, et s’intéressent plus à accomplir le sens de cette incarnation qu’à la dépasser ou à s’en délivrer. Au lieu de mettre l’accent sur l’impersonnel, l’Occident se focalise sur l’humanité en tant que véhicule en évolution à travers lequel le divin peut progressivement se manifester dans l’existence terrestre conditionnée.
Les traditions occidentales mettent aussi l’accent sur le fait d’incarner pleinement notre humanité, avec toute sa précarité et sa vulnérabilité. Ce qui signifie s’engager pleinement dans les relations et les situations existentielles dans lesquelles nous nous trouvons, et contribuer à transformer ce monde. Par exemple, l’enseignement juif de tikkun ha-olam, « réparer le monde », souligne l’importance de s’engager pleinement dans l’existence profane et de la transformer. De manière similaire, le consentement du Christ à se soumettre à la crucifixion pointe vers la nécessité d’entrer pleinement dans la condition humaine pour la purifier ou la racheter.

DOUBLE VISION : VERITE TRANSCENDANTE ET IMMANENTE

Une perspective qui honore et rend justice à la gamme complète de l’expérience humaine doit ainsi inclure trois dimensions. En premier lieu vient le samsara, le royaume pré-humain de l’expérience conditionnée, qui se caractérise par les préoccupations de survie et l’aliénation dualiste. Le dualisme du mental égoïque établit une stricte séparation entre soi et l’autre, qui engendre souffrance et conflits incessants. Vient ensuite le nirvana, la libération trans-humaine ou impersonnelle, qui se caractérise par un champ de conscience pur et ouvert qui n’est pas divisé en sujet et objet. Cette conscience de non-dualité est inconditionnée car elle n’est pas produite par une cause ou une condition. Elle ne surgit pas pour cesser ensuite ; elle est toujours là, prête à se révéler à l’esprit qui sait s’y ouvrir. La conscience non duelle, en révélant la vérité absolue, est l’accès à la libération : il n’y a pas de soi séparé et d’autre séparé, ainsi cessent l’aliénation et le conflit dualiste.

En troisième lieu, il y a le domaine humain proprement dit, celui de la personne authentique, qui atteint sa pleine dimension quand nous apportons l’ouverture totale de la conscience supra-personnelle dans notre réponse personnelle et notre engagement vis-à-vis des situations et des personnes que nous rencontrons. Au plan humain, nos vies évoluent et se déploient au travers du jeu relatif de la dualité – autrement dit de la relation. En réalité, la spécificité du domaine humain est la relation et celle-ci n’existe que s’il y a deux – engagés dans une danse qui évolue continuellement du deux au un et du un au deux. De cette façon, le royaume humain sert de pont entre le samsara – l’expérience de la séparation – et le nirvana – la non-séparation. C’est pourquoi l’être humain est un vivant paradoxe qui peut éprouver des sentiments très contrastés, allant de l’insupportable chagrin à l’incroyable joie.
L’existence humaine étant un pont qui relie deux mondes – absolu et relatif, liberté et limitation, indestructibilité et vulnérabilité – elle requiert la capacité d’une double vision, où nous reconnaissons comment deux vérités opposées peuvent être toutes les deux vraies en même temps. D’un côté, à la lumière de la vérité absolue (ou transcendante), le jeu de la dualité est illusoire parce que le soi et l’autre ne sont pas vraiment séparés : même si deux vagues paraissent séparées et distinctes, elles ne sont que les pulsations d’un seul et même océan. De l’autre, chaque vague est distincte, avec ses propres caractéristiques uniques. C’est la vérité relative (ou immanente). C’est la perspective du surfer qui doit tenir compte de la qualité spécifique de chaque vague s’il veut la négocier avec habileté et ne pas mettre sa vie en danger.
Un remarquable Rabbi du dix-neuvième siècle, Reb Yerachmiel, exprime cette perspective équilibrée d’une façon claire et simple. Il dit que la séparation et la non-séparation, la forme et le vide, sont les deux expressions de la nature de Dieu. Selon lui :
« Depuis le rivage, la mer apparaît comme un vaste champ de vagues, chacune étant séparée et unique. Vues de sous la surface, les vagues disparaissent dans une uniformité, une unité dans la diversité. Laquelle de ces perspectives est juste ? Toutes les deux sont justes. Les vagues ne sont pas moins réelles que l’unité de l’océan. Ni l’unité moins réelle que les vagues… La clé n’est pas d’abandonner une vérité pour l’autre, mais de tenir fermement les deux ».

La vérité transcendante – que les vagues séparées ne sont qu’une apparence – est ce qui est vrai dans les profondeurs. La vérité immanente – que chaque vague est différente et unique – est ce qui est vrai à la surface. Une perspective spirituelle équilibrée honore à la fois ces deux vérités. A propos de l’égalité de ces deux vérités, Reb Yerachmiel écrit encore
« Il n’y a pas de premier et de second, il n’y a pas de primauté de l’un sur l’autre. Il n’y a que co-surgissement et interdépendance… Le monde temporel et éphémère de Yesh (terme hébreu qui désigne la forme, la séparation) est nécessaire pour révéler la puissance de l’éternelle présence de Ayin (le vide, la non-séparation). Et les deux sont nécessaires pour exprimer la complétude de Dieu ».

LES DANGERS DE LA PERSPECTIVE IMPERSONNELLE UNILATERALE.

Considérer, comme le font les enseignements orientaux, la non-dualité comme la seule vérité et regarder le jeu de la dualité comme simplement illusoire ou irréel rend difficile, pour les Occidentaux, de s’engager pleinement dans notre condition existentielle et notre expérience ressentie. Cela engendre ce que j’appelle l’échappatoire spirituelle, c’est-à-dire la tendance à utiliser les idéaux spirituels pour éviter de traiter les besoins et les sentiments humains fondamentaux, ainsi que les responsabilités nécessaire à notre progression. Une perspective exclusivement transcendante ne fournit aucune aide pour se confronter aux défis de la relation humaine. Pour commencer, cette perspective n’accorde pas grande importance à la relation, parce qu’elle ne reconnaît pas d’ « autre » du tout. Comme le maître de l’advaïta vedanta H.L. Poonja le dit: « Voyez que ce qui apparaît comme l’amour pour un « autre » est en fait l’amour du Soi (l’être inconditionné, impersonnel) parce que « autre » n’existe pas. Tout amour est l’amour du Soi. »
Bien sûr, il y a là une certaine vérité : l’Amour vient en réalité d’au-delà de nous, d’une source absolue qui coule à travers nous et à travers ceux que nous aimons. Et l’essence de l’amour implique une dissolution des barrières de séparation. Cependant, définir l’amour uniquement comme une reconnaissance mutuelle impersonnelle est incomplet et insatisfaisant en termes humains. Sur le plan humain, la relation est une danse de la dualité – une rencontre transformatrice entre deux êtres distincts, le soi relatif et l’autre relatif avec toutes leurs différences. Et cette danse possède son intégrité, sa réalité, sa valeur intrinsèques.
NDLR: J’ai d’ailleurs sur ce site et à plusieurs reprises, signalé que l’amour humain est un reflet, de l’Amour total.
Les enseignements non dualistes qui mettent principalement l’accent sur l’aspect illusoire de l’expérience humaine peuvent, malheureusement, agir comme une force déshumanisante supplémentaire dans un monde où notre humanité de base est déjà assiégée de partout. Ce dont nous avons au contraire besoin en ces temps difficiles, c’est d’une spiritualité de libération qui aide les gens à reconnaître la présence non duelle comme une fondation pour s’engager dans leur humanité, plutôt que comme une raison de s’en désengager. Nous avons besoin d’une perspective spirituelle qui valorise et inclue le terrain de jeu central où notre humanité s’exprime – la relation.

LA RELATION : LE JEU DE LA DUALITE

Un des grands prophètes du royaume humain est Martin Buber. Selon lui, la vie humaine se déploie, et trouve sa signification, dans le jeu de la dualité. L’existence humaine atteint sa plus pleine expression dans et au travers de notre capacité à entrer dans la relation Moi/Toi avec la réalité sous toutes ses formes. La conscience égoïque n’est capable que de monologue, parce qu’elle implique surtout de s’écouter parler, en réagissant à la réalité au travers de nos projections mentales. A l’autre extrême, le royaume de l’être absolu se caractérise par le silence, étant donné que notre nature essentielle ne peut pas être réalisée ou décrite de manière adéquate par des mots ou des concepts. Habiter pleinement le domaine humain, selon Buber, c’est au contraire vivre dans le dialogue.
Le dialogue est quelque chose de beaucoup plus profond que le simple échange verbal. Sa principale caractéristique est de rencontrer et d’honorer l’altérité de l’autre – en tant que « autre sacré » – ce qui permet à une alchimie mutuelle d’avoir lieu. Pour reprendre ses propres termes, « Le mouvement de base de la vie de dialogue, c’est de se tourner vers l’autre… en acceptant du plus profond de soi l’autre personne dans sa spécificité. »
Le dialogue ne se limite pas à un contact de personne à personne. Buber inclut le dialogue avec Dieu, et décrit la façon d’entrer en contact avec un arbre dans cet esprit : « De toute votre force, recevez l’arbre, abandonnez- vous à lui… Alors vous serez vraiment transformé. »
L’ego conditionné est blindé contre ce type d’échange transformateur parce qu’il est rigide, sur la défensive et bloqué dans le passé. L’être absolu lui aussi ne change ni ne se transforme car il est au-delà du temps – « tel qu’il était au commencement, tel qu’il est à présent et sera à jamais ». Mais dans le domaine humain, là où la dualité se déploie, la relation est un facteur de changement.

ETRE SOI-MEME

Rencontrer l’autre, c’est l’apprécier non seulement comme différent de vous mais aussi comme unique, différent de tous ceux que vous avez déjà rencontrés. Buber définit le fait d’être unique non pas comme de l’individualisme mais comme le fait d’être porteur d’un don particulier que personne d’autre ne peut offrir tout à fait de la même façon. Votre présence dans le monde, votre incarnation personnelle, l’offrande que vous faites en vous manifestant comme « vous » – personne d’autre ne peut l’exprimer de la même façon que vous. Dans les termes de Buber :

« Toute personne née en ce monde représente quelque chose de nouveau, quelque chose qui n’a jamais existé auparavant, quelque chose d’original et d’unique. C’est le devoir de chaque personne… de savoir et de reconnaître… qu’il n’y a jamais eu personne comme lui dans le monde, car s’il y avait eu quelqu’un comme lui, il n’y aurait pas eu besoin qu’il fasse partie du monde. Chaque personne unique est une chose nouvelle en ce monde où elle est appelée à accomplir sa spécificité. La tâche en premier lieu dévolue à chaque personne est l’actualisation de ses potentialités uniques, sans précédent et qui ne se reproduiront jamais, et non pas la répétition de quelque chose que quelqu’un d’autre, fut-il le plus grand, a déjà accompli ».
La même idée a été exprimée par Rabbi Zushya quand il a dit, peu de temps avant sa mort : « Dans le monde à venir, on ne me demandera pas « Pourquoi n’as-tu pas été Moïse ? » mais on me demandera « Pourquoi n’as-tu pas été Zushya ? ».
Que signifie être soi-même au sens d’ « être Zushya » ? Cela ne veut pas dire proclamer fièrement « Je suis moi » – la personnalité séparée qui a cet ensemble de caractéristiques, ces préférences, cette histoire. Etre soi-même signifie découvrir les lois les plus profondes de son être, laisser sa vie trouver et se frayer son véritable chemin, et mettre au jour ses qualités innées et ses talents, au travers des interactions avec la vie dans tous ses aspects. Etre soi-même correspond à la personne authentique qui n’est ni l’ego conditionné, ni le Soi absolu au-delà de toute caractéristique, la nature de Bouddha qui est la même en chacun de nous. Nous pouvons ainsi faire une distinction entre la véritable nature absolue, qui est la même en chacun, et la manière avec laquelle chaque personne exprime cette nature absolue à travers un chemin unique et une offrande unique.

UNE COMPREHENSION EQUILIBREE

Une vue non duelle, qui n’accorde aucune réalité au niveau psychologique et au monde phénoménal, est incapable de reconnaître la moindre portée au dialogue entre Je et Tu, à l’appréciation de l’autre, ou à la relation intime. D’un autre côté, une approche purement immanente comme celle de Buber, ne reconnaît pas le rôle important de la transcendance – la capacité à dépasser le domaine personnel du dialogue pour faire l’expérience du silence absolu et impersonnel. Nous avons besoin d’une perspective plus englobante qui apprécie simultanément le transcendant et l’immanent, l’absolu et le relatif, le vide et la forme, l’impersonnel et le personnel. C’est cette compréhension que l’on retrouve, à divers degrés, dans le Tantra bouddhiste et hindou, dans le zen, dans le shivaïsme du Cachemire, dans le soufisme et d’autres traditions, qui diffèrent selon l’accent qu’elles mettent sur l’équilibre entre ces deux vérités. C’est une perspective qui peut pleinement embrasser le paradoxe, car elle reconnaît que nous vivons en même temps dans la forme et au-delà de la forme.
Un maître indien de la tradition de l’advaïta (non dualité), Swâmi Prajnânpad, qui a également étudié la science occidentale et la psychologie, fournit un exemple intéressant d’une approche à la fois complètement non dualiste et accordant pourtant toute sa place à la relation, conciliant les deux perspectives. Il insiste sur la nécessité de considérer de plus près la différence entre soi et l’autre :

« L’ego ne vous fait voir que vous et personne d’autre. Mais il disparaît dès que vous voyez que, tout autant que vous, il y a aussi les autres. Cette prise de conscience engendre le sentiment que, tout comme vous avez votre propre « Je », les autres aussi ont leur propre « Je ». Et, quand vous acceptez le « Je » de l’autre, vous devez aussi inclure dans celui-ci ses façons de vivre, ses coutumes et schémas comportementaux, ses manières de penser – la totalité de son être. Tout comme vous avez vos propres tendances, lui aussi a les siennes. Dès que ce fait est accepté, l’emphase mise sur votre ego diminue.
On doit juste tenter d’observer et de voir ceci : tous sont différents, tous sont séparés. Comment pouvez-vous donc comparer, puisque chacun est différent et unique ? Chaque chose est différente d’une autre. Ceci est simplement ceci, rien que soi-même, complet en soi-même, établi dans sa propre gloire, unique. C’est Brahman, l’Absolu.

« Juger, c’est comparer ; mais toute chose étant distincte et particulière, il n’y a jamais rien à comparer. Toute chose est incomparable, unique et absolue. Rien n’est absolument bon ou mauvais. II n’y a que des différences. Que reste-t-il alors ? L’autre est ce qu’il est. Essayer de le connaître et de le comprendre si vous souhaitez le faire. Le cours de la vie de quelqu’un d’autre est différent du vôtre. Il progressera en fonction des circonstances qui sont les siennes. Si j’ai quelque chose à faire avec lui, alors j’essaierai vraiment de le comprendre. Quelle sorte de personne est-ce, pourquoi parle-t-il ainsi, quelle est son attitude, comment se comporte-t-il et s’exprime-t-il ? J’essaierai de connaître tout cela. Alors seulement serai-je en mesure de traiter avec lui. Dès que vous acceptez « cela » tel que c’est, votre ego disparaît séance tenante.
L’unité avec l’autre signifie voir, comprendre, et ressentir l’autre tel qu’il est. La compréhension engendre l’empathie, l’empathie suscite l’amour et l’unité. Quand vous voyez l’autre, vous êtes libre de l’autre. Est-ce qu’il semble y avoir là une contradiction ? Quand je vois qu’il est juste lui, comment est-ce que je deviens libre de lui ? Comment puis-je le garder, tout en étant libre de lui ? Vous devenez libre de lui quand vous dites : il est. Pourquoi ?
Parce que vous n’avez pas d’attentes envers lui ! Essayez simplement de comprendre qu’il est lui. Cet effort pour comprendre, le sentiment que j’ai compris, vous rend libre de lui. Quand vous avez compris que ceci est ceci, cela est cela, vous êtes libre de la totalité du monde. Est-ce que vous saisissez à présent ? On est libre de lui en comprenant ce qu’il est. Pourquoi ? Libre de quoi ? De ma propre création mentale, de la relation que j’ai forgée avec lui dans mon mental. »

Swâmi Prajnânpad suggère qu’accepter chaque être comme unique, différent et se développant suivant ses propres lois, tranche dans le narcissisme de l’ego enfermé sur lui-même. Quand nous essayons de faire entrer les autres dans nos propres standards ou de résister à leur manière d’être, en fait nous nous contractons et nous renforçons en même temps les frontières du moi séparé. Nous nous rétrécissons nous-mêmes. Mais le fait d’apprécier la différence des autres, de les laisser être ce qu’ils sont, relâche et dissout littéralement les frontières qui nous maintiennent en même temps séparés.
De cette façon, nous en arrivons à connaître les autres dans leur ipséité (le fait, pour un individu, d’être soi-même, distinct de tous les autres), et sommes un avec eux. L’unité, ou la non-séparation, alors, est réalisée quand nous permettons pleinement à l’autre d’être différent.
Swâmi Prajnânpad reconnaît le paradoxe ici impliqué en demandant : « Comment puis-je être un avec l’autre en le considérant comme une autre entité ?… Cela paraît n’avoir aucun sens… Eh bien, ce n’est qu’en acceptant l’autre comme une autre entité, que l’entité de l’autre disparaît. C’est bien une contradiction… » Quand je permets à l’autre d’être juste ce qu’il est, ce qu’elle est, ce que c’est, sans imposer mes préférences ou offrir une résistance, l’autre n’est plus quelque chose de séparé là-bas, en dehors de moi. Alors je découvre ce que signifie réellement aimer – s’ouvrir aux autres tels qu’ils sont, sans leur imposer mes jugements ou mes manières de faire.
Swâmi Prajnânpad demande : « Qu’est-ce que ‘ vous’ ? Le ‘ vous’ parfait est toujours en contact. Toujours en contact. » Il se montre là très proche de l’affirmation centrale de Buber « Vivre vraiment c’est rencontrer ». Mais Swâmi Prajnânpad fait un grand pas de plus par rapport à Buber, en voyant le jeu relatif de la dualité comme un point d’accès à la non-dualité absolue. Le véritable contact, dit-il, « est toujours advaita, non duel ». En acceptant pleinement l’autre et en nous ouvrant à lui en tant qu’être unique qu’il ou elle ou cela est, « vous êtes un avec cela. C’est un paradoxe, en réalité. » Et « ce qui en résulte finalement est que cette acceptation finit par tout embrasser. Rien en fait ne demeure étranger. Rien de différent n’existe… La dualité, qui est la cause de tous les conflits, de la division, de la disharmonie tout cela cesse d’exister… ».

UN AVEC NOTRE EXPERIENCE

Selon Swâmi Prajnânpad, laisser chaque élément, chaque être, chaque moment être juste ce qu’il est à ce moment, établi dans sa propre ipséité, permet au brahman – l’essence de la réalité qui est plus vaste que n’importe quelle forme individuelle – d’être révélé. Dans la terminologie orientale classique, « le vide est la forme », ou « brahman est le monde ».
Etant donné que chaque élément de la réalité – chaque être, chaque moment du temps, chaque expérience – est différent de chaque autre, cela signifie que toute chose se produit toujours de façon fraîche et uniquement comme juste ce qui est, et donc qu’elle est intrinsèquement auto-libérée, libre de tous les concepts que nous avons à son sujet, qui sont fondés sur un conditionnement passé. De la même façon, le processus que nous sommes, qui vit et respire, est toujours libre de tous les concepts ou croyances que nous avons à son sujet. Dans l’instant présent, l’ego dualiste et limité disparaît.
Laisser le relatif être tel qu’il est révèle alors l’absolu. Il n’est donc pas nécessaire de donner à l’être absolu un statut spécial à part du processus relatif ou de la forme qui évolue dans le temps, car ils sont inséparables. Réaliser cela nous permet de nous mouvoir avec fluidité entre l’engagement dans notre expérience et la découverte de sa nature infinie et indéfinissable, sans considérer l’un des aspects comme plus réel que l’autre. Il n’y a aucun besoin d’établir une division entre la dualité et la non-dualité.
Ainsi, si vous êtes en colère ou perturbé juste maintenant, toute tentative pour abandonner, changer ou transcender cette émotion ne fait que créer une dualité supplémentaire. Votre colère dans l’instant est aussi l’absolu ; elle est la manière dont l’absolu, la vérité au-delà de toutes les formes, se manifeste. Et si vous pouvez vous ouvrir à la colère et être un avec elle, si vous n’entravez pas ce processus, alors le flux de la réalité continuera de se déployer et d’évoluer sans être gelé et solidifié.
Swâmi Prajnânpad compare la libération à un fruit mûr qui se détache de la branche et tombe sur le sol. En tant que fruit du développement humain, la libération n’est pas supérieure aux étapes précédentes de ce développement, pas plus que le fruit ne peut être qualifié de supérieur à la fleur à partir de laquelle il s’est formé. Chaque élément de la réalité et chaque étape de développement, unique en son genre et différent de tous les autres, a une valeur égale

« Soyez vrai envers vous-même, soyez vrai intellectuellement, émotionnellement, et dans l’action ! C’est cela être l’Absolu maintenant et ici. Ne vous divisez pas entre

1)     ce que vous êtes maintenant et ici (relativement) et

2)     ce que vous devriez être (absolument). Cette division ou cette dualité est la racine de toute souffrance. Vous êtes ce que vous êtes maintenant et ici – c’est le seul `vous’ que vous connaissez… Et continuez d’avancer, simplement parce que vous êtes uniquement un processus dynamique. Un bouton de fleur est un bouton maintenant et ici… Le bouton fleurira et accomplira son existence – comment ? en accomplissant sa condition présente. Vous ne pouvez commencer que tel que vous êtes – en tant qu’individu et en tant que personne ».

Ce type de perspective évite deux pièges majeurs sur le chemin spirituel – l’échappatoire spirituelle et le superego spirituel – qui sont deux manières de surimposer sur soi-même une perspective spirituelle supérieure bien au-delà de notre état actuel, créant ainsi une division intérieure supplémentaire. Quand les gens tentent de contourner ou de transcender prématurément leur condition psychologique habituelle en essayant de se conformer à quelque noble idéal spirituel, c’est une violence envers leur vérité. Et cela renforce le superego spirituel, la voix intérieure qui leur dit qu’ils devraient être quelque chose d’autre que ce qu’ils sont, renforçant ainsi leur déconnexion avec eux-mêmes.

LA PSYCHOTHÉRAPIE DANS UN CONTEXTE SPIRITUEL

De façon assez intéressante, Swâmi Prajnânpad a étudié et apprécié Freud dans les années 1920 en Inde et a développé sa propre version de la psychothérapie, qu’il a pratiquée avec ses élèves. Cela ne pouvait être possible que pour un maître non dualiste qui avait une perspective équilibrée, avec cette compréhension que l’absolu – sous la forme de vous et votre expérience -se révèle naturellement et s’actualise au sein et au travers de ce que vous êtes à chaque instant.
Cette compréhension fournit aussi un contexte non duel pour travailler avec les émotions et les blocages psychologiques, approche que je décris comme « psychothérapie dans un contexte spirituel. » Le cœur de cette approche, telle que je la pratique dans mon propre travail, est ce que j’appelle la « présence inconditionnelle » – apprendre à être présent à votre expérience juste telle qu’elle est. Si vous souffrez, vous devez souffrir (ce qui signifie littéralement supporter, « undergo ») pleinement cette expérience. Si vous pouvez reconnaître et être un avec votre souffrance, votre confusion, vos émotions, vos réactions au plaisir et à la souffrance, votre résistance, si vous pouvez pénétrer ces expériences pleinement, directement, intimement, elles peuvent vous traverser librement et avec fluidité. Cela favorise un déploiement naturel en direction de la vérité, de la compassion et de la libération.
Se relier directement à ce qui est favorise le déploiement dans deux secteurs différents : affectif et cognitif.

Le travail affectif

Les gens ont peur de leur expérience. C’est leur problème le plus fondamental. Parce que les sentiments et les émotions semblent souvent les submerger et les menacer, ils sont supprimés, évités ou niés – ce qui renforce la division intérieure entre le flux de l’expérience et le mental-ego qui essaie de la contrôler. Si nous pouvons reconnaître et être un avec ce que nous ressentons, notre expérience se déploie naturellement et relâche ses nœuds, révélant ainsi des qualités d’être sans ego plus vastes – telles que la compassion, la force, la clarté, la paix, l’équilibre, l’enracinement – ce que les nœuds émotionnels couvrent et obscurcissent habituellement.

Le travail cognitif

Le second problème est de ne pas reconnaître ce qui se passe en réalité, mais d’être au contraire aveuglés et induits en erreur par les pensées – les histoires et films que le mental projette sur la réalité, fondés sur des scénarios formés dans le passé. La psychothérapie peut traiter ce problème en aidant les gens à reconnaître la différence entre « les choses telles qu’elles sont » et ce avec quoi ils les recouvrent mentalement.

Par exemple, une femme réagit avec colère et reproche au fait que son mari la néglige, ce qui ne fait qu’éloigner celui-ci davantage. Tout d’abord, elle peut avoir besoin de travailler avec sa réaction émotionnelle en apprenant à s’ouvrir à la colère au lieu d’essayer de s’en débarrasser en la déchargeant sur son mari. Puis elle peut commencer à regarder ce qui se passe réellement, en dehors de ses interprétations, chargées d’émotions, sur ce qui se déroule. En ce qui la concerne, elle peut voir que sa colère est attisée par un film qui se joue dans sa tête – « Je ne compte pas pour lui » – qui a son tour réveille un film d’horreur encore plus intense, qui remonte à son enfance – « Je ne compte pas du tout ». En regardant de plus près cette impression de ne pas compter, elle voit qu’il lui a toujours été difficile de sentir qu’elle pouvait avoir ses propres besoins émotionnels ou de les exprimer clairement.
A partir de ce manque de considération d’elle-même, elle crée des situations où les gens ont tendance à la négliger, ce qui la rend frustrée, vide et désespérée et accentue sa réactivité à l’égard de son mari. Elle doit donc se libérer de la croyance qu’elle ne mérite pas de recevoir ce dont elle a besoin, pour s’autoriser à reconnaître ses besoins émotionnels et ensuite à les communiquer clairement et directement. Ce travail sur elle-même lui permet de voir que son mari tend à être distant parce qu’il a du mal à supporter sa colère et ses critiques. Il a peur de son intensité et de sa réactivité émotionnelle. Ce n’est pas parce qu’elle ne compte pas qu’il est distant, mais plus parce qu’il a peur de ses réactions. Comprendre cela permet à cette femme de trouver de nouvelles façons de traiter la situation.

TROUVER LA VERITE ABSOLUE DANS L’EXPERIENCE RELATIVE

Ceux qui se situent exclusivement dans la perspective impersonnelle de la non-dualité dénient généralement toute valeur au travail psychologique. Pourquoi traiter les émotions de la vie ordinaire, argumentent-ils, puisqu’elles sont uniquement un symptôme d’égocentrisme, d’ignorance et de fixation dualiste ? Bien qu’il y ait une certaine logique dans cet argument, il peut conduire à l’échappatoire spirituelle – le déni de nos problèmes psychologiques et de notre incapacité relationnelle – plutôt qu’à une authentique « sagesse qui est allée par-delà ». Comment peut-on dépasser un stade que l’on n’a pas encore pleinement assumé ?
L’enseignement de Swâmi Prajnânpad fournit un exemple de la manière dont on peut travailler directement avec les remous émotionnels au sein d’une perspective plus vaste de vérité transcendante. A la lumière de la non-dualité absolue, la réaction émotionnelle vous avertit que vous n’êtes plus dans la Vérité. L’émotion est une illusion parce qu’elle est créée par la pensée qui veut posséder quelque chose qui n’est pas… Mais :

« une fois que l’émotion surgit, elle est la Vérité pour l’instant. Pourquoi ? Parce qu’elle est là. Aussi je ne peux pas la nier… Laissez-la venir. Laissez-la s’exprimer. Soyez avec cette émotion et ensuite soyez cette émotion…Alors vous verrez que très vite elle va disparaître… L’émotion est une illusion, aucun doute, mais cette émotion est réelle bien qu’elle soit une illusion. Elle est la Vérité parce qu’elle est là. Quelle contradiction ! »
L’ouverture au jeu complet de l’expérience humaine offre la possibilité d’une naissance soudaine d’éveil, connu dans la tradition tibétaine du Mahamudra comme « sagesse co-émergente » ou « sagesse née à l’intérieur ». C’est un abandon soudain de la fixation dualiste, qui permet une percée directe et parfois abrupte dans la présence non duelle. Cela se produit juste sur la lame de rasoir où l’ignorance et la clarté, l’apparence et le vide, le blocage et la liberté se frottent l’un à l’autre, et où leur contraste saisissant stimule un instant de vivant éveil en plein coeur de l’embrouillamini du monde. Quand nous reconnaissons que la conscience inconditionnée peut insuffler chaque instant, quelle que soit l’intensité de notre souffrance, alors le jeu d’être une personne, d’être en relation, de faire face à notre névrose, et d’honorer le processus de l’expérience tel qu’il se déploie dans le temps, tout cela peut servir de véhicule pour faire surgir une clarté de présence qui naît en plein cœur de la dualité.
Notre aliénation et notre névrose elle-même, quand nous entrons pleinement en contact avec elles, sont les graines de la sagesse. Essayer de transcender nos faiblesses et imperfections humaines, nos « péchés et souillures », ne nous en affranchit pas. Ce n’est qu’en les pénétrant et en les souffrant consciemment que nous pouvons épuiser leur force, nous mouvoir à travers eux, et en finir avec eux. Swâmi Prajnânpad appelle ce processus d’expérience pleinement consciente bhoga, en affirmant que « C’est bhoga qui libère ». Ou, comme Chôgyam Trungpa le dit : « Si vous n’avez pas… réellement foi dans votre névrose, littéralement foi, il n’y a pas de sagesse co-émergente. »
La foi requise ici est la reconnaissance que tout ce que nous expérimentons est la vérité, dans l’instant ; c’est tout ce avec quoi nous devons travailler car, à cet instant, c’est « ce qui est ». Puisque le combat et la névrose de l’ego samsarique est aussi ce qui est, l’expérimenter pleinement et directement est l’éveil. Car l’éveil vient en pénétrant ce qui est, plutôt qu’en s’en séparant. Aussi quand nous pouvons demeurer ouverts et présents à l’expérience qui se produit, aussi névrotique qu’elle puisse paraître, nous découvrons – soit graduellement, par l’investigation psychologique soit abruptement, par la sagesse co-émergente – que cette expérience n’est pas solide, fixe ou définie comme elle nous apparaissait au premier abord. Au fur et à mesure qu’elle commence à couler, à se déployer, à mûrir, à se détendre, elle révèle sa véritable nature en tant que jeu de l’éveil originel, incarné dans la forme humaine.

LA RELATION EN TANT QUE TACHE EVOLUTIVE

En soi, l’amour n’est certainement pas difficile car une présence ouverte et aimante est une qualité intrinsèque essentielle de notre véritable nature. Pourquoi est-il alors si dur d’incarner cette présence ouverte en relation avec d’autres personnes en toute circonstance ? La source de ce problème réside en partie dans les blessures subies dans l’enfance au sein de notre environnement affectif – phénomène particulièrement répandu dans les sociétés modernes. A partir de ces blessures, des schémas relationnels malsains se développent et se perpétuent inconsciemment, en dépit de nos meilleures intentions.
II faut reconnaître que, souvent, les réalisations spirituelles ne guérissent pas nos blessures profondes dans le domaine de l’amour. Il en résulte que de nombreux pratiquants spirituels – aussi bien instructeurs qu’élèves – soit choisissent de ne pas s’engager du tout dans des relations personnelles de caractère intime, soit aboutissent aux mêmes difficultés et problèmes relationnels que n’importe qui d’autre. Même s’ils ont une intention de compassion aimante envers tous les êtres, la plupart des pratiquants spirituels actuels n’en continuent pas moins de reproduire les schémas relationnels inconscients qu’ils ont développés dans l’enfance. Ce qui est souvent nécessaire dans ces cas-là, c’est un travail psychologique qui nous permet d’amener à la conscience les dynamiques psychiques sous-jacentes qui perpétuent ces schémas.
Swâmi Prajnânpad reconnaissait l’importance du décalage entre la pratique spirituelle des gens et leur capacité à incarner celle-ci dans leurs relations, réclamait parfois à ses disciples « un certificat de leur conjoint ». Il considérait le mariage comme un test particulièrement puissant de notre développement, parce que là on est « pleinement exposé… Toutes les particularités, toutes les soi-disant faiblesses y sont à l’état nu. C’est pourquoi c’est un terrain de test. » Avec une pratique spirituelle solitaire, l’aspirant spirituel « peut agir de manière parfaite et sentir : ‘Oh ! Je suis à l’aise. Oh ! Je sens l’unité.’ Mais dans le mariage, « tout est mis à découvert. Car le reste n’est qu’à un niveau superficiel. Vous pouvez croire avoir fait un effort en profondeur. Mais, tant que vous ne vous êtes pas mis vous-même à l’épreuve sur un terrain où vous êtes entièrement découvert, tous vos autres accomplissements extérieurs ne sont pas fiables. Comprenez-vous ? »
Nous devons donc accorder à la relation sa véritable signification et accueillir les défis qu’elle représente comme une part intégrante du chemin spirituel. Pour cela, une double vision est nécessaire : honorer l’engagement envers la condition humaine et la libération de la condition humaine comme des vérités co-égales, co-émergentes, co-créatives. En lien avec cette reconnaissance, la conscience non duelle pourrait alors servir de base pour entrer plus consciemment dans l’incarnation humaine. C’est le territoire sans carte qui attend encore d’être exploré.