Fragments sur « l’expérience de Dieu ». (Raimon Panikkar 3)

Raimon Panikkar est né le 3 novembre 1918 à Barcelone de père indien et hindou et de mère catalane et catholique, , mort le 26 Août 2010 à 91 ans .De par ses origines, il a pu adopter, cultiver, et parler des différentes traditions, au sein desquelles il ne s’est jamais senti étranger ou extérieur. Il est ordonné prêtre en 1946, année durant laquelle il a obtenu le doctorat en Philosophie; en 1958 il obtint le doctorat en Sciences, toujours à l’Université de Madrid, et en 1961, le doctorat en Théologie à l’Université de Rome. Il a vécu en Inde, à Rome (où il a été libre enseignant de l’Université), et aux Etats-Unis. En 1966, il est appelé à Harvard en qualité de professeur.Il a publié près de 80 livres. Il a notamment pendant environ dix ans,traduit une anthologie de mille pages des textes des Védas.Pendant trente ans, il a maintenu un intense contact avec l’Inde où il s’est rendu pour la première fois en 1954. «Je suis parti chrétien, me suis découvert hindou et suis revenu bouddhiste, sans avoir cessé d’être chrétien» a-t-il dit de lui. Il fut un des promoteurs du dialogue inter-religieux hindou-chrétien.
En Inde il put rencontrer le père Henri Le Saux avec qui il fit le pèlerinage aux sources du Gange et qui devint son ami proche.
Raimon Panikkar n’est pas un penseur conventionnel : il brise de nombreux schémas, conventions et préjugés.Sa solide connaissance de la tradition philosophique occidentale et ses exceptionnelles connaissances des traditions philosophiques et spirituelles de l’orient lui ont conféré les conditions à une capacité pour le dialogue inter-philosophique et inter-religieux absolument inusité.
Dans l’article qui suit j’ai choisi à nouveau des extraits de son livre sur l’expérience de Dieu. Dans la seconde partie il replaçait le concept de Dieu à sa juste place et nous invitait au silence intérieur, dans ce passage il continue à explorer ce que l’on appelle faute de mieux « l’expérience de Dieu »

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« Tout ce que l’on pourrait dire de façon strictement rationnelle de l’expérience de Dieu serait idolâtrie. Il y a quelque chose de blasphématoire dans toute théodicée et dans toute apologétique. Vouloir justifier Dieu, le prouver ou même le défendre, signifie que nous nous posons nous-mêmes comme le fondement même de Dieu et que nous transformons l’ontologie en épistémologie en pensant que cette dernière est une logique au dessus du divin et de l’humain. C’est bien ce qui caractérise la pensée occidentale depuis Parménide : le primat de la pensée sur l’Être !
Mais l’expérience de Dieu ne peut être monopolisée par aucune religion, ni par aucun système de pensée. L’expérience de Dieu en tant qu’expérience ultime, est une expérience non seulement possible mais encore nécessaire, pour que tout être humain parvienne à la conscience de sa propre identité. L’être humain n’est pleinement humain qu’à partir du moment où il fait l’expérience de son ultime fondement, de ce qu’il est réellement.

L’expérience de Dieu n’est pas expérience de quoi que ce soit:
Elle n’est l’expérience d’aucun objet. Tant la tradition chrétienne de Denys l’Aréopagite à Thomas Merton, que la majorité des traditions religieuses de l’humanité, nous ont toujours dit que l’on ne peut savoir de Dieu qu’une chose : QU’ON NE PEUT LE CONNAÎTRE.
« Bienheureux celui qui est parvenu à l’ignorance infinie » dit ce grand génie du monde chrétien que fut Evagre le Pontique. Agnosia, la docte ignorance (Nicolas de Cues), la non-connaissance absolue. Dans la Kena Upanishad, nous sommes renvoyés à la même expérience.
En fait nous l’appelons « Dieu » afin de ne pas rompre complètement avec les traditions qui ont utilisé ce mot comme symbole de mystère, mais il serait peut-être préférable de s’en passer, comme nous l’avons signalé au début.

NDLR : Comme je l’ai souvent dit également, Bernard refuse désormais d’employer ce mot et je respecte ce choix et le comprend, ceci dit il continue à employer avec constance le mot AMOUR qui est autant dévoyé que le mot Dieu, chacun dans ses domaines une fois de plus doit se faire confiance et employer en conscience les mots qui lui conviennent, le seul souci dans un partage avec d’autres étant de repréciser ce que l’on met derrière les mots que l’on emploie.

L’expérience de Dieu n’est pas l’expérience d’un objet :
il n’y a en effet pas un objet « Dieu » dont on puisse faire l’expérience. C’est l’expérience du néant donc de l’ineffable. C’est l’expérience de découvrir que sa propre expérience ne va au fond d’aucune réalité. C’est l’expérience du vide, de l’absence ; l’expérience par laquelle on prend conscience qu’il existe un « quelque chose de plus », mais non dans l’ordre quantitatif : non pas quelque chose qui complète mais quelque chose qui n’a pas de fond, un vide, un non-être, un « plus », si l’on veut, qui rend précisément possible l’expérience.

L’expérience de Dieu n’est pas une expérience « spéciale » :
L’expérience de Dieu n’est pas une expérience spéciale et encore moins spécialisée. Quand nous voulons faire l’expérience de Dieu, quand nous voulons faire une expérience quelle qu’elle soit, nous la déformons inévitablement, et elle nous échappe. Sans les liens qui nous unissent à toute la réalité nous ne pouvons pas faire l’expérience de Dieu. Dans l’expérience de manger, de boire, de dormir, d’aimer, de travailler, d’être avec quelqu’un, de lui donner un bon conseil, de faire une bêtise etc., nous découvrons l’expérience de Dieu. L’expérience de Dieu n’étant pas l’expérience d’un objet, est expérience pure ; c’est précisément la contingence d’être avec, de vivre avec, car ce n’est pas l’expérience d’un « je suis », mais d’un « nous sommes ». En langage chrétien on appelle cela la trinité.

L’expérience de Dieu est la racine de toute expérience. Elle est l’expérience en profondeur de toutes les expériences humaines et de chacune d’elles : de l’ami, de la parole, de la conversation. Elle est l’expérience sous-jacente à toute expérience humaine : douleur, beauté, plaisir, bonté, angoisse, froid… Sous-jacente à toute expérience en tant qu’elle nous découvre une dimension d’infini, de non-fini, d’in-achevé. Sous-jacente à toute expérience, et par là échappant à une expression complète en une idée quelconque, une sensation ou un sentiment.En termes chrétiens, elle coïncide paradoxalement avec l’expérience de la « contingence ». La racine même de ce mot le suggère : cum-tangere : « toucher la tangente ».

L’expérience de Dieu nous fait toucher nos propres limites :
C’est dans la reconnaissance de la tengentialité, quand on touche ses propres limites, que s’ouvre la conscience et que l’on perçoit un « au-delà », quelque chose qui échappe à nos limites propres, qui transcende toute limitation. Cette expérience est au fond si simple que lorsque nous voulons l’expliquer, nous la compliquons, nous la déformons et c’est alors que surgissent les comparaisons. Cette expérience échappe à toute comparaison. On reconnait alors notre condition humaine à la fois précaire et glorieuse et cette expérience renverse toutes nos valeurs.

Cette rupture de nos schémas nous ouvre précisément à la liberté, empêche que nous nous accrochions à quoi que ce soit et ainsi commence la libération et la joie de vivre.
L’expérience de Dieu qui est sous-jacente à toute expérience et qui nous rend humains, nous donne conscience de notre contingence, nous rend humbles et capables de comprendre. Par cette expérience, nous nous rendons compte que nous sommes à l’intérieur de quelque chose qui embrasse tout et nous devenons conscients d’une double dimension d’absence et de présence, conscients de participer en un « plus » en lequel nous pouvons avoir confiance d’une manière ou d’une autre. Certains l’appelleront l’expérience de l’Être, qui s’actualise dans l’Amour désintéressé des êtres. En d’autres occasions, je l’ai appelée « confiance cosmothéandrique » qui relie le cosmos, Dieu et l’homme.
D’autres personnes avec d’autres points de vue préféreront dire que le contact de la contingence nous découvre précisément, l’Autre, le Néant, le Vide, la Vacuité.
En tout cas la condition indispensable pour accueillir l’expérience de Dieu est que notre être tout entier soit unifié. La sagesse chinoise le dit avec une métaphore simple : « Quand le gong est bien forgé, quelle que soit la manière dont tu le frappes, il répondra toujours avec un son harmonieux et bien équilibré. »

Quand la personne est « unifiée », « bien forgée », quel que soit le coup qu’elle pourra recevoir, elle transmettra toujours une vibration harmonieuse de la même manière que le gong. Nous devons être en harmonie avec nous-mêmes et avec l’univers pour parler à bon escient de ce qui, précisément, est à la base de toute expérience humaine. Tout discours spirituel, toute théologie, d’où cette expérience est absente, n’est rien d’autre que du verbiage, simple répétition de ce que l’on nous a dit, de ce que nous avons mémorisé, de ce que nous ne savons pas par nous-mêmes.

NDLR : Je ne peux m’empêcher en lisant ce passage de l’associer à cet enseignement puissant et concis de Swami Prajnanpad le maître d’Arnaud Desjardins qui disait souvent : « Vos pensées et vos dires ne sont que des citations ! »

L’expérience de Dieu n’est pas qu’un phénomène psychologique :
Une des caractéristiques les plus frappantes du XXème siècle est le processus de « psychologisation » des domaines les plus divers de la vie humaine, et l’expérience religieuse n’a pas échappé à l’influence de ce processus. La psychanalyse a structuré la psyché humaine en trois compartiments où l’inconscient a acquis une grande importance.
Pour ce qui touche à l’expérience de Dieu, nombreux furent ceux qui commencèrent à se poser des questions sur la relation entre cette expérience et l’expérience du moi profond, composé d’un « plus » que la volonté et la raison.

L’expérience de Dieu est évidemment liée à cette expérience du moi profond mais ne s’y réduit pas. L’interpréter avec les catégories du moi profond suppose que l’on a surmonté le rationalisme, dans le sens d’accéder à une expérience existentielle très positive : la vie n’est pas limitée au conscient, et je ne suis pas non plus un « ego » individualisé, séparé de tout le reste. Il y a aussi en moi un inconscient et un subconscient, et je participe aux archétypes de l’humanité qui m’ouvrent au mystère.
Mais l’expérience de Dieu, ne peut être interprétée comme un pur phénomène psychologique qui ne transcenderait pas les frontières de l’archétype et du moi profond : c’est une expérience des êtres et de l’Être dans leur identité la plus radicale. C’est une expérience qui me dépasse en tant qu’expérience même. Les rôles s’échangent : je ne suis plus son sujet, mais je me trouve dans l’expérience elle-même. Au fond c’est l’expérience mystique, l’expérience de la profondeur.

L’expérience de Dieu mène à l’humilité et à la liberté :Je ne découvre pas un autre objet ou d’autres êtres ; je découvre la dimension de profondeur, d’infini, de liberté, qui se trouve en tout et en tous. C’est la raison pour laquelle l’expérience de Dieu confère, presque nécessairement, l’humilité d’un côté et la liberté de l’autre.
J’accède à Dieu si je ne m’arrête pas à moi-même ; c’est à dire si mon moi profond est transporté, pour ainsi dire dans un « tu » (nous dirons même dans le « tu » de Dieu).
Sinon je peux tomber dans un narcissisme spirituel destructeur. C’est pourquoi la vie spirituelle est dangereuse, ambivalente, constamment ambiguë.
L’expérience de Dieu me libère de toute crainte, y compris la crainte de la perte de moi-même, de la négation de moi-même. « Ce n’est pas moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » dit Saint Paul. Il ne faut pas craindre la négation totale de soi-même car c’est la preuve évidente que ce « soi-même » craintif n’est pas le véritable et authentique « je »

La bienheureuse solitude.
L’expérience de Dieu rompt ainsi notre isolement en respectant notre solitude et en nous permettant ainsi d’être nous-mêmes et non ce que disent de nous quelques papiers d’identité, ou le masque de frère, de père, de fils, d’ami, de mari, le masque de quelque identité que ce soit. C’est la beata solitudo, la bienheureuse solitude, où je suis véritablement moi, parce que Dieu n’est pas l’Être qui me scrute, mais ce qui me permet d’être moi-même au maximum.En d’autres termes, quand je suis véritablement seul, je rencontre Dieu non comme objet mais comme « le plus intime de moi-même », ce qui m’est le plus intérieur, ce que je suis le plus réellement, ce qui alors, précisément m’ouvre aux autres.
C’est la raison pour laquelle les conseils traditionnels soulignent que, sans retraite, sans solitude, je ne suis pas moi-même et, en définitive, je ne trouve ni moi-même, ni les autres, ni Dieu. Nous ne pourrons parvenir au cœur de la réalité et être nous-mêmes qu’en nous défaisant des masques qui nous définissent souvent comme un « moi ».

L’expérience de Dieu est risquée :
Dans la bible YHVH demande à Abraham d’abandonner sa terre, sa patrie et la maison de son père. Sortir de sa propre terre, de sa propre maison, exige que l’on se détache de soi-même, de sa personnalité. L’expérience de Dieu est risquée, elle renverse nos catégories ; nous ne savons pas où elle nous mène, où nous allons et où cela va finir. On ne peut chercher l’expérience de Dieu et s’attendre à ce qu’elle ait tant soit peu à faire avec ce que nous aurions préalablement prévu.

NDLR : Ce passage me rappelle avec force ce que m’a dit un jour Bernard concernant sa recherche : « rien n’a été comme je le croyais, le résultat non plus MAIS C’EST ENCORE BEAUCOUP MIEUX QUE TOUT CE QUE J’AVAIS PU IMAGINER ! »

D’autres traditions religieuses que le christianisme, bien que très éloignées de la psychologie, ont également pris comme thème de réflexion cette relation entre l’expérience de Dieu et l’expérience du moi. Dans le Vedanta par exemple, l’expérience de Dieu est l’expérience du Moi à laquelle on parvient en demandant : « Qui suis-je ? » ; en tentant de répondre à cette question, je commence à découvrir en fait que je suis un mystère, que je ne suis pas mon corps, qui change sans arrêt et qui passe, que je ne suis pas ma pensée, ce petit ego très psychologique toujours en transformation. Je cherche alors ce Moi, sujet ultime de toutes choses, dont je ne peux rien dire sans qu’il cesse d’être sujet et se transforme en prédicat. En parvenant à l’expérience du « Je suis »(Aham Brahman) je participe à l’ultime et unique expérience du sujet unique de toute opération, qui n’est évidemment pas mon ego.

J’aimerais conclure ces fragments sur l’expérience de Dieu par une phrase qui exprime la rupture qu’une telle expérience provoque dans les schémas purement rationnels : « Dieu est connu de ceux qui ne le connaissent pas et inconnu de ceux qui le connaissent (Kena Upanishad) » que l’on peut sans peine rapprocher de la phrase de Grégoire de Nysse : » Ceux qui croient connaître Dieu ne le connaissent pas et ceux qui ne le connaissent pas le connaissent. ». Rappelons aussi ce koan du Christ dans les évangiles : « Celui qui se croit juste n’est pas pardonné, celui qui se croit pêcheur obtient le pardon » (Luc 18, 9)
La phrase de la Kena Upanishad, confirmée par la Gîta et par de nombreux autres textes des traditions les plus diverses, nous permet encore cette remarque : nous qui sommes si sages que nous savons que nous ne le connaissons pas, nous sommes doublement malheureux, parce que ceux qui ne le connaissent pas le connaissent, et ceux qui le connaissent croient le connaître bien qu’ils ne le connaissent pas et, en conséquence, sont en paix.
Mais nous les « intellectuels » qui savons que nous ne le connaissons pas, nous il n’y a personne qui puisse nous sauver. Il nous faut une nouvelle innocence. Les poètes savent toujours le dire mieux, ainsi Saint Jean de la Croix nous le rappelle :

Ce savoir-ignorance

Est de si grande puissance

Que les savants par arguments

Jamais ne le peuvent vaincre ;

Car leur savoir ne saurait

Comprendre sans comprendre,

Toute science transcendant.

 

 

Extraits du livre : « L’expérience de Dieu » Albin Michel 2002.