Est-il encore possible de parler de Dieu ? (Raimon Panikkar 2)

 

Raimon Panikkar

 

 

Dans l’article qui suit j’ai choisi des extraits du livre de Raymon Panikkar sur l’expérience de Dieu, qui illustre bien les difficultés qu’ont maintenant les chercheurs à employer ce nom , et à mon sens cette réflexion permet une ouverture, un déblocage de nos idées toutes faites sur la question.
Trop souvent nous tombons dans les extrêmes et sous prétexte qu’un mot est devenu trop lourd de significations, nous n’arrivons plus à l’employer et le rejetons. Ce qui ne fait que déplacer le problème. Il est en effet très important pour le chercheur sincère de ne plus s’enfermer dans des conceptions étouffantes de la foi qui ne correspondent pas à son ressenti profond.
Mais en même temps il s’agit de ne pas tomber dans  un désabusement qui occulte des ressentis spirituels très sincères .
Le « Dieu est mort » de Nietzsche était nécessaire dans la mesure où il marquait la mort d’un certain Dieu, hypocrite, étouffant, ne correspondant pas à la spiritualité réelle de l’être humain. Mais est-ce pour autant qu’il fallait tout rejeter en bloc au risque de tomber dans cette époque de doute et de désabusement et de perte des valeurs profondes ?
 J’ai souvent constaté à quel point les gens passent d’un credo à un autre en dédaignant à chaque fois ceux qui ne pensent plus comme eux.

Combien de convertis occidentaux au bouddhisme par exemple, méprisent la ferveur de certains chrétiens, alors qu’ils ne se rendent pas compte qu’ils n’ont fait bien souvent que troquer une croyance contre une autre, une superstition contre une autre.
Il me semble donc primordial que le chercheur spirituel puisse revenir à lui-même et à son ressenti profond, sans aucune culpabilité et sans aucun besoin de se conformer à telle ou telle mode, pour  se regarder sans complaisance et pour voir où résident 
ses aspirations profondes,ses propres moyens d’approche,ses ressentis réels  et ne pas perdre ainsi le fil d’une recherche véritable.
Il est nécessaire de suivre la Voie en acceptant pleinement ce que l’on est et sans se forcer à adopter telle ou telle attitude par conformisme ou pour se faire accepter par un groupe.
Combien de fois ai-je pu remarquer à quel point le désir de se conformer à un groupe nous éloignait de notre identité propre et nous poussait à faire des choses qui ne viennent pas vraiment de nous-mêmes.
Ne suivre aucune mode bien sûr, n’accepter aucun précepte que l’on ne ressent pas dans la profondeur de son cœur: en un mot: ÊTRE VRAI !
Raymon Pannikar peut-être une aide dans ce sens pour certains.

Raimon Panikkar est né le 3 novembre 1918. à Barcelone de père indien et hindou et de mère catalane et catholique, mort le 26 Août 2010 à 91 ans .De par ses origines, il a pu adopter, cultiver et parler des différentes traditions au sein desquelles il ne s’est jamais senti étranger ou extérieur. Il est ordonné prêtre en 1946, année durant laquelle il a obtenu le doctorat en Philosophie; en 1958 il obtint le doctorat en Sciences, toujours à l’Université de Madrid, et en 1961, le doctorat en Théologie à l’Université de Rome. Il a vécu en Inde, à Rome (où il a été libre enseignant de l’Université), et aux Etats-Unis. En 1966, il est appelé à Harvard en qualité de professeur.Il a publié près de 80 livres. Il a notamment pendant environ dix ans,traduit une anthologie de mille pages des textes des Védas.Pendant trente ans, il a maintenu un intense contact avec l’Inde où il s’est rendu pour la première fois en 1954. «Je suis parti chrétien, me suis découvert hindou et suis revenu bouddhiste, sans avoir cessé d’être chrétien» a-t-il dit de lui. Il fut un des promoteurs du dialogue inter-religieux hindou-chrétien.
En Inde il put rencontrer le père Henri Le Saux avec qui il fit le pèlerinage aux sources du Gange et qui devint son ami proche.
Raimon Panikkar n’est pas un penseur conventionnel : il brise de nombreux schémas, conventions et préjugés.Sa solide connaissance de la tradition philosophique occidentale et ses exceptionnelles connaissances des traditions philosophiques et spirituelles de l’orient lui ont conféré les conditions à une capacité pour le dialogue inter-philosophique et inter-religieux absolument inusité.

 

 

« La question sur Dieu n’est pas d’abord la question sur un Être, mais la question sur la Réalité. Si la question sur Dieu cesse d’être la question centrale de l’existence, elle n’est plus alors la question sur Dieu, et celle-ci se déplace vers la problématique qui a pris sa place. Nous ne discutons pas du fait s’il existe un Quelqu’un ou un Quelque chose avec tels ou tels attributs. Nous posons la question du sens de la Vie, du destin de la terre, de la nécessité ou non d’un fondement. Nous nous demandons simplement : qu’est-ce qui est pour chacun l’ultime question ou qu’est-ce qui fait que la question ne se pose pas ?

Nécessité d’avoir un cœur pur :

Sans pureté de cœur, il est impossible d’avoir la moindre idée de ce dont il s’agit. Sans le silence de l’intellect et de la volonté, sans le silence des sens, sans l’ouverture de ce que certains appellent « le troisième œil », il n’est pas possible d’approcher le domaine dans lequel le mot Dieu peut avoir un sens. Il y a selon certains trois yeux : celui du corps, celui de la raison et celui de la Foi. Ce troisième œil est celui qui nous distingue des autres êtres vivants en nous donnant accès à une dimension de la réalité, qui transcende sans le nier, ce que captent l’intelligence et les sens.
Dieu n’est le monopole d’aucune tradition humaine ; ni de celles qui s’appellent « théistes », ni de celles qui sont appelées à tort, croyantes, puisque tout le monde croit à une chose ou à une autre. Il n’est pas non plus l’objet d’une pensée quelconque. Un discours qui voudrait l’emprisonner dans une quelconque idéologie serait sectaire. En d’autres termes les chrétiens peuvent parler au nom du Christ, les bouddhistes peuvent invoquer Bouddha, les marxistes Marx, les freudiens Freud, les philosophes la Vérité, les scientifiques l’exactitude, les musulmans Mahomet et chacun de ces groupes humains peut se croire l’interprète d’une conviction qui vient de Dieu ou de la réalité elle-même, qu’on l’appelle foi, évidence, raison, sens commun ou autre chose. Mais si le nom de Dieu doit jouer un rôle dans tout cela, il doit être le symbole d’un autre ordre, un symbole qui serve à déraciner l’absolutisme de toute activité humaine, un symbole qui mette au jour la contingence de toutes les entreprises humaines et rende ainsi impossible tout totalitarisme de quelque type que ce soit.

Nécessité du langage :

Il n’est pas possible de parler sans la médiation du langage et chaque religion est un système différencié de médiations. Tout langage est particulier et lié à une culture. Chaque langage dépend d’un contexte concret qui lui donne sens, en même temps qu’il le limite. Il est ici nécessaire de se rendre compte de l’inadéquation constitutive de toute expression. Que chaque religion défende ses formulations n’est pas un scandale, à condition de respecter les autres et de se rendre compte que chaque médiation n’est qu’une médiatisation.
Dieu ne peut être objet ni d’une connaissance, ni d’une croyance quelconque. Le discours sur « Dieu », a de par sa constitution même, de nombreux sens et il ne peut exister un sens premier , étant donné qu’il ne peut y avoir une métaculture à partir de laquelle s’élaborerait le discours. Il existe beaucoup de concepts de Dieu, mais aucun d’eux ne le « conçoit » ! Un super concept ou un dénominateur conceptuel commun, ne résoudrait pas le problème, parce qu’il éliminerait de la scène, précisément les diversités les plus riches et les plus fécondes et ferait ainsi de Dieu une abstraction. Nous devons accepter qu’il existe plusieurs traditions religieuses que l’on ne peut mesurer ni comparer entre elles, et le « Dieu universel » que nous pourrions être tentés de postuler comme dénominateur commun de toutes les traditions, ne serait certainement le Dieu d’aucune tradition réelle.

Impossible de concevoir « Dieu » :

Prétendre limiter, définir, concevoir Dieu est une tentative en elle-même contradictoire, car son aboutissement serait une création de l’esprit, une créature. Vouloir trouver quelque chose de plus vaste, de plus englobant que Dieu, est une déformation de la pensée, bien que nous puissions évidemment comparer les différentes notions de la divinité.Toute prétention à réduire le symbole « Dieu » à ce que nous comprenons par-là, non seulement détruirait, mais couperait aussi tous les liens avec tous ces hommes et ces cultures qui ne sentent pas la nécessité de ce symbole.La prétention de présenter un schéma d’intelligibilité, unifié à l’échelle universelle est un reste de colonialisme culturel. Universaliser notre propre perspective est une extrapolation non justifiée. La possibilité même d’une « perspective globale » est certainement une contradiction en soi.

Nécessité d’entrer dans le silence de la vie :
Si nous pouvions oublier pendant un moment que nous sommes professeurs, maçons, chefs d’entreprise ou autre, si nous pouvions oublier que nous sommes chrétiens, et même des êtres humains, nous favoriserions par-là l’ouverture à une conscience de la réalité dont nous pouvons être les porte-parole. A cette fin, nous devons nous dépouiller, nous défaire de tout l’ensemble d’attributs qui nous limitent, bien qu’ils correspondent à notre personnalité et qui nous asphyxient souvent si nous nous identifions exclusivement à eux.
Le silence de la vie ne s’identifie pas forcément à une vie de silence, la vie silencieuse des moines, celle du désert. La vie de silence est importante et nécessaire pour réaliser nos objectifs, pour projeter nos actions, pour cultiver nos relations etc…mais ce n’est pas le silence de la vie.
Le silence de la vie est cet art de faire taire les activités de la vie qui ne sont pas LA VIE, pour parvenir à l’expérience pure de LA VIE.

NDLR : Ce passage me touche car il me rappelle de nombreux entretiens avec Bernard durant lesquels je le pressais de mettre un nom sur la réalité de la Réalisation qu’il vivait, puisque justement il ne voulait plus employer ce mot de Dieu, trop connoté pour lui et un jour il s’est exclamé : « Je peux résumer tout cela en un mot :LA VIE avec un grand V ! Et il y avait une telle lumière dans ses yeux et un tel Amour sortait de tout son Être que je me suis mis à penser qu’il venait de dire une chose très forte et vraie

Nous identifions fréquemment La Vie aux activités de la vie, nous identifions notre être à nos sentiments, à nos désirs, à notre volonté, à tout ce que nous faisons et à tout ce que nous avons. Nous instrumentalisons notre vie en oubliant qu’elle est une fin en soi. Plongés dans les activités de la vie, nous perdons la faculté d’écouter et nous nous aliénons de notre source même : LE SILENCE, LE NON-ÊTRE, DIEU.

Conditions d’apparition du silence :
Le silence apparaît au moment où nous nous situons à la source même de l’être, la source de l’être n’est pas l’Être mais « la source » de l’être. L’Être est déjà de ce côté-ci du rideau. Ce lieu préalable, antérieur, originant, est LE SILENCE DE LA VIE. L’entrée dans le Silence n’est pas une fuite du monde, une dichotomie entre l’essentiel et le relatif ; elle est la découverte que l’essentiel est essentiel uniquement parce que je parle à partir du relatif ; et le relatif est relatif, parce que je découvre qu’il existe une relation qui me permet d’être en silence à partir de l’essentiel.

Il ne s’agit pas d’enlever de l’importance aux activités de la vie. On ne peut vivre, certes, sans manger, ni non plus sans penser, sans sentir, sans aimer. Nous avons parlé du troisième œil, de ce troisième organe ou faculté qui nous ouvre à une dimension de la réalité qui transcende la connaissance que nous pourrions acquérir par l’intellect et les sens.

Sans un silence des sens et de l’intellect, cette faculté demeure atrophiée et, par suite, la Vie, l’expérience de la vie, LA VIE antérieure à son expression en différentes activités. Ainsi la Vie dans toute sa profondeur nous échappe ; le lien avec le monde latent reste caché, la participation à la plénitude cosmique ainsi qu’aux dieux et aux démons n’est pas prise en compte. Alors nos vies, privées de leur source, deviennent pauvres, tristes et médiocres.

Pour vaincre cette misère, nous avons recours à une multitude de choses qui l’édulcorent, l’enrichissent, lui donnent un sens, une dignité. Et nous nous identifions à cette multitude de choses ; nous nous noyons dans cette incessante activité, et nous oublions que la fleur, le lys des champs, l’oiseau font plus que tous nos efforts, nos hâtes et nos carrières. Nous avons la nostalgie d’une autre vie quand nous ne vivons pas LA VIE.
« Que dise adieu à la vie éternelle, celui qui ne la vit pas ici-bas »

L’être humain ne peut pas tout comprendre :
Ceci étant dit il est certain aussi que la culmination du développement de l’homme est la conscience de la transcendance. L’homme est fier de sa capacité à se rendre compte qu’il ne peut pas tout comprendre, la divinité est alors perçue comme au-delà du monde physique, mais aussi comme au-delà des confins de tout domaine naturel, y compris le monde humain (intellect, désir, volonté) ou n’importe quel autre. La transcendance ou altérité est si absolue qu’elle se transcende elle-même et ne peut même pas être appelée transcendante. La divinité alors, n’est pas et son Être est au-delà de l’Être. Elle n’est même plus non-Être. Elle n’est ni pensable, ni nommable.

Le silence est alors notre unique attitude, non pas du fait que nous sommes incapables de parler d’elle, mais du fait que sa spécificité consiste à être silence. Ce silence ne cache, ni ne révèle. La divinité est silence parce qu’elle ne dit rien, parce qu’il n’y a rien à dire. Un nom possible pour cette divinité est Nirvana ou : « ni Être- ni non-Être » … Le trait dominant de la divinité est ici la relation mutuelle entre immanence et transcendance.

Une transcendance sans son immanence correspondante serait contradictoire et irrationnelle. On ne pourrait même pas mentionner une transcendance pure sans la détruire. Et une immanence sans transcendance est aussi impensable. La divinité est précisément cette immanence-transcendance inscrite dans le cœur de chaque être. »


Extraits du livre : « L’expérience de Dieu » Albin Michel 2002.