Ce texte du grand mystique chrétien moyenâgeux : Ruysbroeck (1293-1381) dénonce certes les déviations des chercheurs spirituels de son époque mais je le trouve d’une singulière actualité pour stigmatiser les erreurs si nombreuses de la nôtre et notamment il permet de mettre en garde contre cette mode de la méditation tous azimuts, dont on se félicite qu’elle soit devenu « laïque » sans bien voir que dans la plupart des cas elle tombe dans le travers majeur de ce temps qui est la recherche à tout prix du bien-être et de la satisfaction narcissique.
Déjà à son époque Ruysbroeck dénonce à sa manière le « matérialisme spirituel ».
Ce matérialisme spirituel ne réside malheureusement pas seulement dans les groupes dits : « laïcs » car ayant enseigné et pratiqué la voie du zen bouddhiste pendant plus de 20 ans j’ai pu expérimenter à quel points de nombreux pratiquants(sincères au demeurant)ne vivaient en fait la Voie que comme une amélioration de leur bien-être personnel.
Et cette tendance est subtile car je ne parle pas seulement de ceux nombreux qui utilisent leur pratique pour se sentir moins stressés, plus en forme physiquement etc.…mais aussi de ceux qui sans bien s’en rendre compte s’enferment dans une autosuffisance égoïste, souvent condescendante et comme le dit si bien Ruysbroeck : « s’imaginent être où ils ne seront jamais »
Cet écueil nous concerne tous autant que nous sommes et sans relâche nous devons remettre en question la véracité de notre engagement qui comme le disent tous les vrais sages doit mener à un total dépassement de nos petites vies étriquées et non à un repos sur des lauriers souvent bien fanés.
Brûler, brûler sans cesse comme dit Bernard pour éliminer toutes les scories de nos prétentions de toutes sortes, la pire étant celle de nous croire un très grand chercheur avant même d’avoir fait les premiers pas.
Hâtons nous de disparaître pour qu’enfin la Lumière du Soi resplendisse !
Comme à chaque fois, surtout avec des textes si anciens je mets en garde le lecteur pour qu’il se mette en situation de la culture de l’époque et qu’il fasse de lui-même la traduction de termes comme Dieu etc.….. Au delà du langage de l’époque réside dans ce texte la Vérité d’un homme qui a touché l’Essentiel.
« Certains hommes qui paraissent justes vivent en fait contrairement à toutes les vertus.
Que chacun s’observe et s’éprouve ; tout homme qui n’est pas attiré et illuminé par Dieu, n’est pas attouché par l’Amour et il n’a ni jonction active avec le désir, ni simple et aimante inclination dans le repos jouissant.
Et c’est pourquoi il ne peut s’unir à Dieu, car tous ceux qui vivent sans surnaturel Amour, s’inclinent vers eux-mêmes, et cherchent le repos dans les choses étrangères. Car toutes les créatures sont naturellement enclines au repos : et c’est pourquoi le repos est recherché par les bons et les méchants, en des modes divers.
Maintenant, remarquez : lorsque l’homme est nu et sans images selon les sens, et oisif selon les forces suprêmes, il entre dans le repos par la nature nue.
Et ce genre de repos, toutes les créatures peuvent le trouver et le posséder en elles-mêmes, dans la nature nue, sans la grâce de Dieu, si elles peuvent se vider d’images et de toutes les œuvres.
Mais l’homme aimant ne peut se reposer en ceci, car la charité et l’attouchement interne de la grâce de Dieu ne se tiennent pas tranquilles, et c’est pourquoi l’homme aimant ne peut demeurer longtemps en lui-même, dans le repos naturel.
Observez à présent la manière dont on pratique ce repos naturel.
C’est une immobilité, sans exercice au dedans ni au dehors, dans l’oisiveté, afin que le repos soit trouvé et n’éprouve pas le dérangement.
Mais le repos pratiqué de cette façon n’est pas permis ; car il crée dans l’homme un aveuglement dans l’ignorance, en sorte que l’homme est assis en soi, sans ouvrage ; et ce repos n’est autre chose qu’une oisiveté, où l’homme tombe et s’oublie, et oublie Dieu et toutes choses, en tout ce qui touche à l’action.
Ce repos est contraire au surnaturel repos, que l’on possède en Dieu, car celui-ci est une amoureuse liquéfaction, avec une intuition simple dans l’incompréhensible clarté.
Ce repos en Dieu qui est toujours activement recherché par le désir intime, et qui est trouvé dans l’inclination jouissante, et qui est éternellement possédé dans l’immersion et l’absorption de l’Amour, et qui n’en est pas moins recherché encore lorsqu’il est possédé. Ce repos est élevé autant au dessus du repos de la nature, que Dieu est élevé au dessus de toutes les créatures.
Et c’est pourquoi ils sont trompés tous ceux qui n’ont en vue qu’eux-mêmes, et qui s’assoient dans le repos naturel, et ne recherchent pas Dieu avec désir et ne le trouvent pas dans l’Amour jouissant, car le repos qu’ils possèdent consiste en une oisiveté et en une vacance d’eux-mêmes, où ils sont enclins naturellement et par habitude.
EN CE REPOS NATUREL ON NE PEUT TROUVER DIEU !
Mais il mène l’homme à une oisiveté que tous les autres hommes, aussi méchants soient-ils, peuvent trouver en se vidant d’images et de toutes les œuvres.
En cette oisiveté le repos est agréable et grand, il n’est pas un péché en soi car il existe naturellement en tous les hommes, dès qu’ils peuvent se vider.
Mais quand on veut le pratiquer et le posséder sans actes de vertus, l’homme tombe dans un orgueil spirituel et dans une satisfaction de soi, dont il guérit rarement.
Et parfois il s’imagine être où il ne parviendra jamais et posséder ce qu’il n’aura jamais.
Quand l’homme possède ainsi le repos en l’oisiveté fausse, et quand toute application amoureuse lui semble un obstacle, il se repose en soi et c’est l’origine de toutes les erreurs spirituelles.
Lorsque l’homme veut avoir quelque repos dans l’oisiveté, sans intime et désirante jonction avec Dieu, il est prêt à toutes les erreurs car il est détourné de Dieu, et un amour naturel l’incline vers lui-même. Alors il recherche des consolations et des douceurs et ce qui lui fait plaisir.
Il est alors semblable à un marchand car en toutes ses œuvres, il est replié sur lui-même, et en fait il cherche son repos et ses avantages plus que l’essentiel et ainsi la moindre consolation le réjouit car il ne sait pas ce qui lui manque.
Il s’attache absolument selon son désir à une saveur intérieure et aux aises spirituelles de la nature.
Cela s’appelle la luxure spirituelle, car c’est un attachement déréglé en l’amour naturel, qui est toujours replié sur soi et cherche ses avantages en toutes choses.
Ce genre d’homme est spirituellement orgueilleux et volontaire et vit contrairement à la charité et à l’introversion amoureuse dans laquelle l’homme s’offre avec tout ce qu’il peut faire en l’honneur de Dieu et par Amour pour Lui : et rien ne peut le calmer ou le satisfaire, excepté un bien incompréhensible qui est Dieu seul. »
Extrait de « l’ornement des noces spirituelles » de Ruysbroeck l’admirable.
PS: dans les réactions à cet article il y en a eu une qui m’a touché et dont une phrase disait:
« Tout ce qui en nous suit une mode par la pensée d’un mieux viendra au grand jour brûler au soleil du cœur. »
je trouve cela beau et vous le laisse en partage.