La condition humaine est bien fragile et plus un être humain avance en âge, plus il s’aperçoit, en regardant les faits passés qui ont jalonné sa vie , que finalement, il a fait ce qu’il a pu, mais que se sont effondrées peu à peu les illusions d’avoir une prise absolue et libre sur eux.
Je suis toujours fasciné par l’ardeur et la naïveté avec lesquelles les gens mettent en avant « leur volonté » qu’ils érigent comme un trophée , se croyant au centre de leur prise de décision.
Si l’on observe avec attention et objectivité les événements essentiels qui ont jalonné notre vie passée, on se rendra compte avec évidence que notre volonté n’y a été pour rien et qu’ils étaient simplement la résultante de causes multi factorielles, ne pouvant déboucher à tel ou tel moment que sur tel acte obligatoire, inévitable, duquel on s’attribue ensuite, pour se rassurer, la paternité exclusive.
Tous les enseignements spirituels, quelque peu sérieux, nous invitent cependant à aller questionner ce « je » que nous croyons être
Cette phrase, si souvent entendue : « je fais ce que j’ai envie de faire et ce que j’ai décidé de faire » n’est au fond que le summum de l’ignorance et l’aveu que l’on a encore beaucoup de prises de conscience à effectuer.
Mon métier d’addictologue m’a démontré, s’il en était encore besoin, la fragilité de ce concept de liberté et la naïveté qu’il véhicule. Je n’en prendrai pour exemple, qu’un parmi des centaines, qui je l’espère montrera à quel point la bonne volonté humaniste et libertaire est complètement décalée, obsolète en certaines circonstances.
Par expérience je m’étais rendu compte peu à peu à quel point les jeunes adultes dont je m’occupais, étaient hypersensibles, pendant leur séjour, à des coups de fil qu’ils pouvaient recevoir, de parents, d’amis voire de dealers, qui pouvaient tous à différents niveaux, mettre en grand péril, et en un instant, la réussite de leur démarche de sevrage. De ce fait, suite à cette constatation, je rajoutai dans leur contrat initial, l’obligation à leur arrivée , de me confier leur téléphone portable, que je leur restituerais au moment opportun, selon ma propre estimation de leur capacité à gérer avec bonheur cette nouvelle liberté.
Cette décision fut difficile à deux niveaux. Le premier étant que ceci est en contradiction évidente avec la loi qui stipule qu’on ne peut restreindre la liberté d’un adulte en l’empêchant de communiquer avec ses proches (ce que me fit remarquer de suite mon directeur).
Le second point est évident, les réactions d’adultes(ou d’enfants d’ailleurs !) difficiles, ne sont jamais très gratifiantes pour celui qui émet leur restriction de liberté. Je fus soumis aux réflexions agressives d’usage, et accusé d’infantiliser des adultes, voire suspecté par certains parents d’avoir des comportements identiques aux sectes .
Ce qui nous permet de passer outre à ces résistances, c’est la certitude , au-delà de notre dureté apparente, de permettre à l’autre d’aborder réellement une autonomie dont il est au moment présent , totalement dépourvu.
C’est non seulement une utopie mais aussi une faute grave que de supposer à quelqu’un une capacité qu’il n’a pas, quel que soit son âge et de le mener ainsi à la perdition sous couvert de principes humanistes bien-pensants et d’affects sirupeux, que nous ne mettons en avant, au fond, que pour nous dispenser des difficultés de la situation tout en camouflant notre faiblesse.
Mais cet exemple, m’objectera-t-on, ne se justifie que pour des gens bien particuliers et cela ne concerne en rien les gens « normaux » qui eux bien sûr, sont libres de faire ce qu’ils désirent.
J’aimerais qu’il en soit ainsi, mais malheureusement l’expérience de la vie m’a toujours prouvé le contraire. Ne nous croyons donc pas trop rapidement exemptés des difficultés de la condition humaine, sous prétexte que nous ne sommes pas affublés de tel ou tel handicap physique ou psychologique.
Que faisons-nous réellement lorsque nous croyons faire ce que nous voulons ? Sommes-nous réellement libres et autonomes ? Faisons-nous réellement ce que nous voulons ou ne sommes-nous pas plutôt menés par nos conditionnements divers et variés ? Tous nos goûts, nos croyances, nos manières de pensée sont la résultante de multiples facteurs (lecture, internet, avis des proches, désir de plaire, de se conformer, de s’opposer etc…). J’ai connu de nombreuses personnes allant d’échec en échec, car ne trouvant jamais une situation qui les satisfasse, tout en affirmant ne faire pourtant que ce qu’ils voulaient.
Cette fois encore mon métier avec des personnes dépendantes m’a montré avec une acuité saisissante à quel point ce que nous croyons bon pour nous, peut nous détruire totalement. Si l’on observe un alcoolique ce qui domine sa vie par-dessus-tout c’est de boire, pour un toxicomane c’est de s’injecter son produit et cela passera avant toute autre considération, puisque cela fait partie intégrante d’un système de protection indispensable. Le paradoxe c’est qu’il y a le plus souvent chez ces personnes une dénégation totale de leur état, car pendant très longtemps ils continuent à avoir des activités normales en donnant le change.
C’est toujours « l’autre » qui est alcoolique ou a des problèmes, mais jamais soi.
Combien de fois n’ai-je entendu cette phrase : « je gère ! », qui signifie vulgairement: « circulez il n’y a rien à voir, foutez-moi la paix ! Je suis un adulte responsable ». Cette profonde dénégation de leur autodestruction coexiste avec une inertie à vouloir aller aborder les problèmes de fond, qui seraient trop douloureux et qui remettraient trop en question leur vie toute entière.
Cette puissance extrême d’autodestruction se retrouve chez tout un chacun, même si elle est plus accentuée chez les dépendants. Qu’est ce qui est bon pour nous ? Le savons-nous vraiment ? De nombreuses personnes sont attirées par des aliments qui subtilement détruisent leur organisme et ils s’en rendent compte des années après, bien souvent quand les dégâts sont irrémédiables. Idem dans les relations, certaines personnes sont attirées avec force par des compagnons, compagnes ou amis, qui vont les rendre malades et les déstabiliser gravement.
Alors se pose avec acuité le problème de l’action juste. Comment agir puisque j’affirme que la volonté est mauvaise conseillère, est nocive, et est absolument indépendante des événements de notre vie et que d’autre part, se fier à ce que l’on désire est également une erreur puisque ce désir est totalement conditionné.
Je concède que le problème de l’action juste est un problème délicat qui nécessite une transformation profonde de la vision sur nous-même et sur le monde.
En un mot , et rejoignant en cela les enseignements spirituels fondamentaux :
L’action juste ne réside pas dans ce que je veux faire, ni dans ce que j’ai envie de faire, mais dans ce qui doit être fait.
J’entends déjà les réprobations : « Oh quelle prise de tête ! ». Et pourtant c’est non seulement l’essence de l’enseignement du livre le plus sacré de l’Inde, la Bhagavad Gîta et de tous les enseignements véritables . Dans la Gîta, je le rappelle brièvement, l’instructeur Krishna enjoint son disciple Arjuna d’aller combattre sans état d’âme l’armée adverse, dans laquelle pourtant, se trouvent des membres de sa famille.
Cet exemple volontairement extrême nous montre à quel point l’action juste est difficile et suppose de notre part un détachement total dont bien peu de personnes sont capables à notre époque d’individualisme forcené. Société dans laquelle tout est axé sur le bien-être, le développement personnel.
Nous sommes très éloignés quoique nous puissions en penser de l’action juste. Comment est- elle possible ? Comment le détachement dans l’action est-il possible ? C’est un long apprentissage qui là encore ne s’obtient pas en quelques stages ou dans le visionnage de quelques vidéos du net ou dans la lecture de quelques livres.
La base de la démarche sur laquelle j’insiste constamment c’est d’accepter de :
VOIR CE QUI EST, ON NE PEUT PARTIR QUE DE CET ENDROIT !
Mais voir ce qui est, est déjà en soi extrêmement difficile et nous sommes tellement enclins à refuser notre état.
Nous sommes au contraire constamment en lutte et dépensons une énergie considérable pour maquiller, idéaliser notre état.
Je vois tant de personnes éviter la recherche véritable et se construire un moi idéal à coup de rencontres, de lectures. Plus le temps avance, plus ils sont en décalage douloureux avec eux-mêmes et plus leurs actions ne font que les mener à un désabusement grandissant et mortifère, ou au minimum à une somatisation excessive.
Comme le dit souvent Bernard : « c’est dur, c’est très dur, la condition humaine et les gens souffrent » d’ailleurs n’est-ce pas la première noble vérité du Bouddha, que tout est souffrance et insatisfaction profonde ?
Si l’on continue le raisonnement du Bouddha dans sa deuxième noble vérité : il nous affirme que la cause de toute notre souffrance est le désir, le désir de s’attacher à ce qui nous plaît et de rejeter ce qui nous déplaît.
Tiens comme c’est étrange nous retombons sur la réflexion du départ : L’action juste ne peut pas avoir pour base ce que nous aimons ou détestons puisque c’est cela même la cause de toute souffrance.
Comment allons-nous nous sortir de cet imbroglio ?
J’aimerais à ce stade introduire le symbolisme de la croix, que l’on retrouve dans toutes les traditions et qui d’une manière simple est obtenue par le croisement de l’horizontale avec la verticale. Sans aucune connaissance ésotérique particulière ce symbole peut parler à tous.
Au niveau de l’horizontale se situe notre vie, inscrite dans l’espace-temps et à ce niveau, on comprend vite, si on a un peu d’expérience, qu’il n’y a aucune issue. Toutes nos soi-disant progressions, se font sur ce niveau et l’on peut concéder que s’y produisent des améliorations relatives (on est plus ou moins en bonne santé, on est plus ou moins angoissés etc….) mais ces améliorations dans l’espace-temps seront toujours insatisfaisantes, car il n’y a pas de limite au désir pour combler l’insatisfaction. On croit que l’on va aller mieux si on a son appartement, ensuite comme on est toujours insatisfait on pense que ça ira mieux si on a un compagnon, ensuite un enfant et ceci à l’infini.
IL NE S’AGIT DONC PAS D’AMÈLIORER L’HORIZONTALE MAIS D’ACCÉDER À LA VERTICALE, QUI EST HORS ESPACE-TEMPS ET SE RÉSUME AU POINT DE L’INSTANT PRÉSENT.
Certains qui me suivront jusqu’ici vont peut-être acquiescer et s’empresseront de vouloir atteindre cette verticale. Nouveau désarroi et déception funeste :
ceci ne peut être atteint en aucun cas par la volonté et arrive de surcroît ou n’arrive pas.
Car c’est justement notre « je » qui nous bloque sur l’horizontale et cette verticale peut être entrevue « malgré nous » dans certains états de grâce, lors d’une méditation, d’une promenade en montagne ou d’un échange amoureux profond etc……
Ces moments de grâce entrevues mènent à un second piège, très répandu, dans les milieux spirituels, qui consiste à vouloir à tout prix les retrouver. Et là, déception totale puisque nous retombons sur notre postulat de départ affirmant que la volonté est nocive et ne mène en rien à l’action juste.
Que nous reste-t’il au bout du compte ? J’estime pour ma part que la première chose est L’HUMILITÉ ! Ces découvertes nous obligent à partir avec humilité, de là où nous sommes, de faire l’état des lieux, comme je le dis souvent, sans complaisance aucune, de VOIR LES CHOSES TELLES QU’ELLES SONT, ce qui nous arrange, comme ce qui nous dérange. Nous devons également laisser tomber nos rêves, nos croyances, nos illusions pour n’accepter, même si cela est peu, que ce dont nous avons l’expérience.
Cette attitude d’humilité nous mène peu à peu à un état d’ouverture, qui était empêché par toute l’énergie que nous mettions dans nos croyances, nos espoirs, la construction de nos châteaux en Espagne, de notre personnage spirituel.
Cette accession à la verticale devient alors de plus en plus fréquente et ne nécessite aucun effort particulier, aucune volonté.
L’effort qui est requis l’est au niveau du choix des outils à mettre en place pour accélérer la disparition du « je » : suprême empêchement à la verticale. Et ces outils sont spécifiques à chacun. Le critère est simple : tout ce qui dissout ce « je » va dans la bonne direction.
Je réponds d’emblée aux esprits fins qui vont me rétorquer : « Moi quand je bois ou je me drogue je sens mon « je » disparaître ! Donc c’est bon ! ». Funeste et grossière erreur : j’ai toujours et sans aucune exception, constaté chez les dépendants un énorme attachement à leur « je ». Leurs souffrances loin de les dissoudre les mène vers toujours plus d’ego.Un ego douloureux certes et de ce fait encore plus prégnant !
Nous ne pouvons pas tricher dans ce domaine car nous serons toujours rattrapés. C’est pourquoi tous les sages disent bien que l’avancement spirituel, l’accès à cette verticalité ne peut en aucun cas se fabriquer et on peut ainsi passer des années en méditation et faire du yoga ou des lectures « saintes » sans avoir aucun accès à cette verticale , si ces actes sont accomplis en vue d’une amélioration de l’ego, du petit « je », et certaines personnes n’ayant aucune notion du monde dit « spirituel » peuvent se trouver d’emblée en relation avec cette verticale suite à un parcours humble, qui les a détachés de l’emprise de leur ego.
On pourrait résumer ainsi cette réflexion:
« Il faut agir dans la vie comme si on était l’auteur de nos actes, tout en sachant qu’on ne l’est pas, sans que cette impersonnalité ne devienne un attribut associé à un sujet. »
La dernière partie de la phrase est fondamentale et dénonce toutes les falsifications pseudo non-duelles qui sévissent à notre époque. Car s’attribuer encore cette impersonnalité c’est en fait retomber totalement dans le piège de l’horizontale alors qu’on se croit dans la verticale.. Si c’est le « petit je de l’horizontale » qui dit je suis humble: il n’y a pas d’humilité, si c’est lui qui dit « je suis réalisé! »: il n’y a pas de réalisation. La voie est très étroite et nécessite un discernement de chaque instant.
Puissions-nous tous aller vers l’action véritable qui ne peut éclore que sur un sol d’humilité, au-delà des attirances et des répulsions, au-delà de toute attente égotique : Les actes pourront ainsi éclore en interdépendance harmonieuse avec tout l’univers. Nous ne ferons plus alors ce que nous voulons, ou ce que nous désirons mais bien CE QUI DOIT ETRE FAIT.
Ainsi allégés , pourrons-nous, nous fondre avec bonheur dans le vaste océan de CE QUI EST.
Post-scriptum :
Suite à mon article j’ai reçu d’un pratiquant du zen de longue date un mail stipulant que ma démonstration coïncidait totalement avec le témoignage d’une nonne zen doctoresse en neurosciences dont il avait vu le témoignage sur l’émission « voies bouddhistes ». Je suis donc allé voir la vidéo de cette nonne nommée Alix Myosho Helme-Guizon. Elle raconte en effet en substance que deux expériences l’ont beaucoup perturbée.
Dans la première expérience de neurosciences on demande à des gens de fixer un cadran qui tourne et ils doivent mémoriser le moment où ils doivent appuyer sur un bouton. On constate selon les enregistrements cervicaux faits avec précision que l’ordre d’appuyer sur le bouton est systématiquement envoyé par le cerveau quelques centaines de millisecondes AVANT que la personne ait conscience d’appuyer sur le bouton.
C’est donc le traitement non-conscient qui décide et qui n’informe qu’après-coup le cerveau conscient.
La seconde expérience est aussi troublante. Pour celle-ci on convoque des personnes à une expérience de neurosciences en les faisant séjourner dans une salle d’attente, sans leur dévoiler le subterfuge que l’expérience a en fait lieu dans cette salle d’attente. Dans cette salle sur un écran, passent des images publicitaires et à un moment est insérée une image subliminale (indétectable par la conscience) intimant l’ordre de se lever. Les expérimentateurs constatent que tous les gens présents se lèvent à un moment ou à un autre. Et lorsqu’on leur demande après-coup pourquoi ils se sont levés, , chacun apporte une bonne raison : l’un c’est pour jeter un papier, l’autre pour se dégourdir les jambes etc.
MAIS AUCUN NE PEUT ADMETTRE QU’IL S’EST LEVÉ SANS SAVOIR POURQUOI. CETTE EXPÉRIENCE MONTRE QUE NOUS CROYONS DÉCIDER ALORS QUE L’ESSENTIEL DU TRAITEMENT NEUROLOGIQUE EST INCONSCIENT. QUAND CELA VIENT À LA CONSCIENCE APRÈS-COUP , ON SE RACONTE UNE HISTOIRE PAR RAPPORT À CE QUE NOUS CROYONS ÊTRE NOTRE DÈCISION.
L’être humain ressent la nécessité de créer un discours cohérent pour se rassurer car en fait le moi n’est absolument pas cohérent.
La nonne zen dit ensuite que toutes ces expériences de recherche l’ont amenée au sentiment profond que le moi, ou ce que l’on croyait comme tel, n’avait aucune consistance et elle s’est dit : « Si le moi n’a aucune consistance : qui suis-je ? » .C’est un ensemble de choses qui l’a même menée à une dépression et qui lui a permis de découvrir le Zen. Et elle conclut en disant que zen et neurosciences mettent tous deux en question le moi mais là où les constatations froides des neurosciences l’avaient laissée sans réponse et déprimée elle a trouvé dans la pratique du zen quelque chose lui permettant de dépasser cette angoisse.