Charles Juliet.
quitte la surface et sa lumière
accueille en toi la nuit qui règne au fond des eaux
et tu naîtras
à cette lumière qui ne connaît ni haut ni bas
Mon dernier texte intermède, contenant le très beau poème de Charles Juliet a tant touché certaines personnes, que je lui ajoute pour clore l’intermède, un extrait du livre : « Ce long périple » qu’il a écrit dans une collection intitulée: « Qui donc est Dieu? ». Ce petit livre que je recommande de 80 pages environ , relate la profondeur de sa quête intime.
Beaucoup s’y reconnaîtront et sa position est extrêmement intéressante car il démontre que l’on peut être dans une réelle et profonde recherche spirituelle sans avoir besoin de la croyance en Dieu. On pense à tort qu’il n’existe que deux catégories d’êtres humains, ceux qui croient en Dieu et ont une recherche spirituelle et les autres athées ou agnostiques qui se contentent de vivre au mieux la vie. Ceci est par trop réducteur et la position de Charles Juliet peut nous éclairer sur cette confusion trop fréquente.
Bernard qui au cours de sa recherche a vu ses croyances tomber une à une, me disait en effet que la plupart de nos croyances sont suscitées par la peur de la mort et de ce fait nous mènent à des états de sujétion intenses. j’ai déjà souligné à plusieurs reprises à quel point sa liberté et son ton iconoclaste m’avaient tant désemparés au début que je le connaissais. ceci d’ailleurs avec une telle force que je lui déclarais un jour: « Mais quelle est la différence entre toi et un athée? » et je me souviendrai toujours de son exclamation de désarroi et de réprobation , s’écriant sur un ton vif : « mais ça n’a absolument rien à voir, moi j’ai atteint le Bonheur Absolu ! ».
Soyons donc assurés qu’il n’est pas nécessaire de s’entourer d’un carcan de croyances pour entreprendre le grand voyage.
« Votre question, « Qui est Dieu ? », m’invite à exposer l’idée que je me fais de dieu, la représentation que j’en ai, la place qu’il tient dans ma vie. J’observe avant toute chose qu’elle présuppose qu’il existe. Or c’est précisément ce dont il faut débattre au préalable. Aussi, je voudrais d’entrée de jeu substituer à cette question celle que tout être humain-pour peu qu’il soit conscient des énigmes que nous posent l’univers, notre présence sur terre, cette histoire de l’humanité dont nous savons maintenant qu’elle est vieille de plus de six millions d’années- que tout être rencontre un jour ou l’autre : ce dieu auquel croient tant d’hommes, tant de chrétiens, a-t-il ou non une existence ? Comment en vient-on à penser que dieu existe ? À la suite de quelle démarche ? de quel élan ? De quel saut dans l’inconnu ? Et si l’existence de cet être transcendant est admise, quel rapport entretient-on avec lui ? Les réponses que je donne à ces questions, je n’ai pu les trouver qu’après avoir parcouru un long chemin, accompli un périple qui aura duré une vingtaine d’années.
Enfant, j’ai reçu une éducation religieuse, plus précisément, chrétienne. De huit à douze ans j’ai même été enfant de chœur . Je suis donc allé au catéchisme, et j’ai assisté à des centaines de messes, vêpres, baptêmes, enterrements, prières du soir et chemins de croix. Garçon obéissant, respectueux de ce que ma mère m’inculquait, je me conformais à ce qu’on exigeait de moi et prenais les choses avec sérieux. Bien sûr, à cette époque, je ne m’inquiétais pas de savoir si dieu existait, mais il est certain que ce qu’on m’enseignait et aussi les nombreux offices que j’ai suivis, ont imprégné ma sensibilité. Je me souviens notamment de ces jours de la Semaine sainte, du mois de Marie, où venaient prêcher dans notre église des « missionnaires d’Ars ». ces missionnaires qui étaient des orateurs à la voix puissante, m’impressionnaient fort et je buvais leurs paroles avec ferveur.
À douze ans, j’ai quitté mon village pour entrer dans une école militaire. En ce nouveau lieu, j’ai continué d’assister à la messe dominicale pendant deux ou trois ans. Puis, sans même en avoir pris la décision, j’ai abandonné cette pratique, et ce que j’avais reçu de mon éducation religieuse sembla s’être détaché de moi.
J’étais devenu un adolescent. Si la religion n’avait plus sa place dans ma vie, il n’en restait pas moins que des questions me harcelaient-celles qui sans doute hantent l’homme depuis le fond des temps : d’où vient l’univers ? Qui l’a créé ? Un dieu existe-t-il ? Quelles raisons aurais-je de croire à son existence, Y a-t-il une vie après la mort ?…
Je me souviens de ces heures que j’ai passées nuit après nuit, étendu sur le dos, à fixer les étoiles, à les interroger, à ressasser ces questions auxquelles je ne savais que répondre…Vertiges, désespoirs de l’adolescence quand on découvre que nous ne sommes sur terre que pour un bref passage, que rien ne demeure, que le temps détruit tout, ne laisse que ruines, décomposition, oubli…
Très vite j’ai pris conscience de mon total manque de culture et de mon incommensurable ignorance. Je me suis alors jeté sur les livres avec voracité… Dans le plus parfait désordre, j’ai lu Saint Jean de la croix, Thérèse d’Avila, Maître Eckart, Suso, Tauler, Ruysbroeck, Hadewijch d’Anvers, saint Augustin, Catherine de Sienne, Angelus Silesius, Bernard de Clairvaux…Souvent j’ouvrais aussi la bible. Pour revenir aux textes qui avaient ma préférence : les Prophètes, Job, les Psaumes, l’Ecclésiaste, les Évangiles.
Puis j’ai eu le désir de découvrir des sages et des mystiques héritiers d’autres cultures, d’autres traditions. Sont apparus sur ma table, le Coran, la Bhagavad Gîta, le Tao-tö-king, Plotin, Grégoire de Narek, Rûmi (souvent relu), Hallâj, Ibn’Arabi, Niffari, Rûzbehan, Toukaram, le starets Silouane, Milarepa, Ramana Maharshi, Swami Ramdas, Lin-Tsi, Houei-Neng, les contes hassidiques…À ceux-là se sont ajoutés des ouvrages consacrés au bouddhisme, au taoïsme, au zen ou encore à l’histoire des religions. Je dois citer à part Ma Ananda Mayi et Krishnamurti dont les textes m’ont beaucoup apporté et longtemps accompagné………Sans doute pourrait-on penser que ces orgies de lecture n’ont engendré en moi que confusion, chaos. Je crois être fondé à dire que tel ne fut pas le cas. À force de fréquenter ces œuvres, de les sonder, j’ai fini par m’ouvrir à la compréhension de ce dont elles m’entretenaient, et il m’est apparu que leurs auteurs, à part d’indéniables divergences dues à des différences de culture, d’époque, de personnalité, disent tous la même chose. Laquelle pourrait sommairement se résumer ainsi :
il importe de se dégager du moi et de vivre cette mutation qui consiste à naître une seconde fois. Mourir à soi-même. Mourir au besoin de dominer et posséder. Mourir au savoir et aux prétentions de l’intellect.
Franchir cette étape est une sérieuse épreuve. Cette mort dans laquelle le corps lui-même est impliqué ne peut survenir qu’à l’extrême du désespoir. Et désespoir est le mot. Car accepter d’entrer dans le néant, c’est être ravagé par l’angoisse. D’autant que cette mort est vécue dans l’ignorance de ce qu’elle va engendrer. Se résigner à mourir, c’est se résigner à disparaître. Ce n’est qu’après avoir donné son consentement à cette disparition, que l’être ancien s’efface et qu’entre en existence un être nouveau : autre manière d’être, autre conception de la vie, autre regard porté sur soi-même, sur autrui, sur le monde.
Cette mort, il va de soi qu’il n’est pas possible de la provoquer. Elle ne peut se produire que lorsque l’être abdique tout vouloir, renonce au contrôle qu’il exerce habituellement sur lui-même.
Mais que de peurs à surmonter pour arriver à lâcher prise, s’abandonner, se livrer en toute confiance à ce dont on ne sait rien.
Si l’obligation de passer par la mort ne se manifeste pas, rien ne peut la susciter. Si elle se manifeste, impossible de s’y soustraire, de ne pas gagner ce désert où règnent la nuit, le dénuement, la plus totale des solitudes.
Je reviens à la question, ou plutôt à celle qui me paraissait devoir la précéder : dieu existe-t-il ?
Cette question qui me harcelait quand j’étais adolescent, elle a fini par me déserter, et ce n’est donc pas elle qui m’a poussé à lire les mystiques.
Si j’ai bien passé des heures à les interroger, à dialoguer avec eux, ce fut essentiellement pour trois raisons. En premier lieu, je voulais découvrir ce qu’ils avaient vécu, les étapes par lesquelles ils étaient passés, le trajet qu’ils avaient parcouru. En second lieu, je leur ai demandé de confirmer certaines intuitions que j’avais. Enfin, alors que j’hésitais encore sur la direction à prendre, j’ai trouvé chez eux les jalons qui m’ont aidé à baliser ma voie. Peut-être avais-je aussi le désir de m’approcher de ce feu qui les dévorait, dans l’espoir qu’il aviverait les quelques braises qui rougeoyaient dans ma nuit.
À aucun moment je n’ai cherché dans ces écrits des éléments qui m’auraient amené à croire en l’existence de dieu.
D’ailleurs, après avoir acquis un minimum de connaissances au sujet de différentes religions, j’ai fini par avoir la conviction-après bien d’autres- que dieu n’est qu’une création de l’homme et que ce vocable est une manière de désigner ce qu’on peut appeler le Soi.
Reste maintenant à définir ce que recouvre ce mot.
Pour être vrai, pour conquérir la connaissance et l’Amour, pour avoir chance de goûter en de brefs instants à l’impérissable, il faut livrer un âpre combat avec soi-même. Il faut descendre en soi, explorer son inconscient, travailler à se connaître. Barrage des peurs, de l’angoisse, des multiples défenses. L’œil intérieur, partie intégrante du magma qu’il a rôle de scruter, fausse ce qu’il capte. Pour qu’il soit l’instrument d’une perception directe de soi, le regard doit s’inverser, épurer l’œil dont il émane et s’affranchir de ce qui conditionne sa vision.
Ce travail de mise à jour de vieilles blessures et de secrets éventuellement honteux, entraîne de véritables séismes. D’où des crises, des effondrements. Mais le murmure donne voix à des intuitions qui guident, encouragent, aident à garder le cap. La clarification et l’unification se poursuivent, mais interminable paraît le chemin où l’on progresse avec une telle lenteur. Lorsqu’un jour on ne peut plus lutter, on dépose les armes, et c’est alors qu’il faut pénétrer dans le goulet de la mort. Après avoir consenti à n’être rien, subitement l’être se trouve régénéré. Un être nouveau se dresse, des énergies nouvelles affluent, une nouvelle vie commence.
Désormais pacifié, en accord avec lui-même, adhérant pleinement à la vie, l’être se stabilise dans un état de sérénité, de confiance, de force, de bonté, de compassion. Cet état indissociable d’une exigence éthique, indissociable du besoin de toujours s’élever sans rien trahir de ce qui constitue notre part terrestre, cet état peut être appelé le Soi.
Vivre une aventure spirituelle, c’est effectivement ce long périple qui mène du moi au Soi, de l’ignorance à la connaissance, de l’égocentrisme à l’Amour.
Qu’on croie ou non en l’existence de dieu me semble secondaire.
En revanche, ce qui me paraît de toute première importance, c’est le rapport que nous établissons avec nos semblables et la société( et aussi avec les animaux et la nature). Soit je cherche à dominer, me conduis en prédateur-toujours plus d’argent, de possessions, de pouvoir, de prestige-soit je veille à respecter autrui, à ne pas le blesser, le léser, l’exploiter.
Un devoir s’impose à chacun, qui prime sur tous les autres : celui de se connaître, de se centrer sur l’essentiel, de vivre en obéissant à cette exigence éthique qui se fait impérieuse lorsqu’on accède au Soi.
Une étape importante est franchie quand on naît à soi-même. Mais l’aventure ne prend fin qu’avec notre existence. Chaque matin le moi resurgit, et chaque matin la lutte recommence. Mais c’est ce combat incessant qui nous garde éveillés, nous aiguise, nous maintient au vif de l’être.
Il peut paraître paradoxal que la question de l’existence ou de la non-existence de dieu me laisse indifférent, alors que j’accorde une importance de premier plan à l’expérience spirituelle.
L’image, la représentation qu’un croyant se fait de dieu est la projection de ce qu’il est. Chaque croyant a donc avec dieu un rapport spécifique. On peut tout de même avancer qu’en général, si on croit en dieu c’est par besoin d’être aimé, compris, aidé, consolé, secouru. Nous sommes confrontés à de telles énigmes-la vie, le temps, la mort, cet être qui est nous et que nous n’avons pas choisi-nous portons en nous de telles peurs, une telle angoisse, qu’il nous faut croire à toute force en l’existence d’une puissance supérieure qui veille sur nous, d’un père à qui nous confier et auquel faire appel quand une épreuve nous frappe ?
En travaillant ma réalité interne, je suis parvenu à éliminer-dans la mesure du possible- ces peurs, cette angoisse, ce besoin de sécurité, ce besoin de vénérer plus grand que soi, qui nous habitent ; Ainsi n’y a-t-il plus en moi ce qui rend nécessaire l’adoption d’une telle croyance.
Quant à savoir d’où vient l’univers, si un dieu l’a créé, je laisse à d’autres le soin d’en débattre.
(NDLR: on peut noter d’ailleurs que le Bouddha refusait de répondre à ce genre de questionnement pour revenir sans cesse à la base des quatre nobles vérités.)
Un ami prêtre m’a fait remarquer qu’il est plus facile de croire en dieu que de croire en soi-même. C’est une vérité qu’il n’est pas inutile de méditer.
Parfois il arrive que la croyance en dieu soit un empêchementr à s’engager dans la quête de soi, à effectuer ce travail intérieur qu’exige la vie spirituelle.
Croire en dieu, c’est aussi très souvent entrer dans le cadre d’une religion. On s’engage à obéir, on se soumet à certains préceptes, certains dogmes, on reçoit des réponses, on s’en remet à dieu du soin de diriger nos destinées, et prenant l’habitude de se tourner vers lui, on se détourne de soi.
Mais ce que je dis là est très général, et il conviendrait sans doute de mieux cerner la question. Car il y a croyants et croyants.
Il y a ceux pour qui dieu est une fuite, un moyen facile d’échapper à soi-même. Ceux pour qui-selon une formule connue-dieu est « le bouche-trou de nos insuffisances ».
Et il y a ceux qui ont une vraie vie spirituelle et dont l’engagement répond à une haute exigence.
Dans ces deux cas, le rapport à dieu est tout différent. Pour les premiers, dieu est une manière d’éluder la question et de se faire prendre en charge. Pour les seconds, il est celui qui les pousse à cheminer.
Il y a encore une autre sorte de croyants. Ceux qui ne vivent la religion que dans leur tête, sans que leur être intérieur soit concerné. Ce que je dis là, on l’observe également chez des personnes qui parlent de l’aventure intérieure sans l’avoir vécue. Mais ils n’abusent que leurs semblables.
En ce domaine, nul ne peut mentir. »