Atmananda: Krishna Menon (1883-1959)
Je tenais à insérer en trois parties ces textes remarquables et éclairants de Philip Renard grand connaisseur de l’Advaïta Védanta. Ils concernent les trois grands Maîtres du vingtième siècle en ce domaine qui sont : Ramana Maharshi, Krishna Menon et Nisargadatta Maharaj.
Philip Renard enseigne à la fondation advaya, en Hollande. Né en 1944, il découvrit la spiritualité au travers d’une méthode d’enseignement d’origine javanaise, appelée Subud, dans laquelle un exercice appelé Latihan lui donna la base d’une vision pénétrante (insight), libre de tout concept et de toute méthode. La non-dualité est au centre de l’enseignement de Philip Renard.
Lues et relues avec attention ces paroles pourront largement guider la recherche. Je précise bien : « lues et relues » car je vois trop de gens se réfugier dans une lecture superficielle des textes de la non-dualité, en croyant vite qu’ils maîtrisent le sujet parce qu’ils peuvent manier les quelques concepts utilisés qui, effectivement, peuvent faire apparaître la simplicité de la Voie. Mais il y a une énorme différence entre « Simple » et «Simpliste» et l’apparente simplicité des voies non-duelles , ne devrait pas cacher à quel point suivre la Voie est difficile, exigeant, et demande une profonde détermination et un discernement à chaque instant. La Recherche bien conçue, doit devenir le pilier central de la vie et doit passer avant tout, sinon nous risquons de devenir des « touristes de la voie » et dans ce cas-là comme le dit si justement Bernard: « Autant aller à la pêche! ».
Ces textes relatant les paroles des maîtres, sont parfois abrupts car les êtres Réalisés semblent parfois contradictoires dans leurs affirmations et ce qui est dit à un moment donné, à une personne donnée peut parfois être légèrement différent à d’autres moments. Il ne faut pas appliquer aux dires des êtres Réalisés la même rigueur rationnelle qu’aux autres textes. Bernard m’a d’ailleurs dit un jour: « En fait j’essaie de trouver les mots qui vont approcher, pointer vers la réalité mais au fond ce n’est jamais cela et tout ce que je dis est à côté toujours. »
Ayons en tête ces mots pour aborder ces textes avec discernement et patience.
Voici la troisième partie concernant Atmananda (Krishna Menon).
Dans les deux premières parties de : « Je » est une porte, l’attention était portée sur le phénomène étonnant de l’utilisation du mot « je » qui peut se référer aussi bien à une entité limitée et bornée qu’à Cela en tant que Lumière infinie, Liberté véritable. Dans les deux articles précédents, Ramana Maharshi et Sri Nisargadatta maharaj s’exprimaient à ce sujet. Nous découvrirons dans cet article le troisième du « grand trio » formé des trois grands enseignants authentiques de l’Advaïta au vingtième siècle, c’est à dire Sri Atmananda ou Sri Krishna Menon.
Krishna Menon est né en 1883 à Peringara, près de Tiruvalla dans l’état de Travancore (fait désormais partie de l’état du Kerala) . A la suite de ses études de droit, il devint avocat inspecteur du gouvernement, et superintendant de la police du district. Il rapporta une fois que, au début de sa vie, il pria longuement pour rencontrer un Sat-Guru, un enseignant dans le sens le plus vrai du terme, un Être Réalisé. Un jour de 1919 il fit la rencontre de Swami Yogananda, qui vivait à Calcutta. Leur rencontre ne dura qu’une seule nuit. Krishna Menon fut particulièrement touché par l’immense humilité de cet enseignant. « Ceci paralysa mon ego » déclara-t-il plus tard.
Suite à cette rencontre il commença une sadhana, incluant bakhti et raja-yoga, ainsi que du pur jnana-yoga. Plus tard, devenu lui-même enseignant il ne transmit que la forme de jnana-yoga, critiquant même les formes de bakhti et de raja-yoga.
Il réalisa sa Vraie nature en 1923 (à 40 ans), endossa le nom de Sri Atmananda et commença à enseigner. Parallèlement il poursuivit son activité au sein du département de la police jusqu’en 1939. Il dit une fois, plus tard, que les professions de policier ou de militaire forment un cadre idéal pour une sadhana spirituelle du fait que, en particulier, elles offrent le maximum d’obstacles et de tensions.. Atmananda mourut à Trivandrum la capitale du kerala en 1959 à l’âge de 76 ans.
L’approche proposée par Atmananda, devint connue en Occident par le livre de John Levy : la nature de l’homme selon le vedanta. Lui-même était un disciple anglais d’Atmananda, demeurant régulièrement avec lui. Levy reformula l’approche particulière d’Atmananda dans un style plus occidental, tout en conservant la manière originale et caractéristique qu’avait Atmananda de manier la logique.
J’ai été amené à connaître Atmananda par un disciple d’Alexander Smit, un hollandais lui-même disciple de Wolter Keers, lequel le fut de Atmananda. Alexander me donna deux petits ouvrages d’Atmananda, Atma-darshan et atma-nirvritti . Ces livres donnent un bref résumé de l’enseignement de Atmananda. Il les écrivit dans sa langue natale, le malayalam, et les traduisit lui-même en Anglais. Alexander les étudia minutieusement pendant deux ans et j’éprouve de la reconnaissance pour ce privilège d’avoir assisté à ses réunions. J’ai eu ainsi la possibilité de devenir familier avec l’approche spécifique d’Atmananda. En quoi cette approche est-elle spécifique ? Par son usage linguistique, particulièrement sur le plan de la logique (qu’il estimait subjective par rapport à celle des grecs qu’il estimait objective). Il avait une façon de réduire toute chose à sa nature ultime et insistait particulièrement sur ce qu’il appelait : « Le Principe-Je » . Ce « Principe-Je » était pour lui synonyme de Réalité Ultime, d’Absolu, rien ne le précède, c’est ce qui est réellement signifié avec le mot « Je ». Il disait ainsi :
« La Pure conscience et la paix profonde sont votre Vraie Nature. Ayant compris cela de façon juste, vous pouvez parfaitement abandonner les mots « Conscience » et « Joie », pour utiliser « Je » quand il s’agit de vous en rapporter à la Réalité.. Ne vous contentez pas de réduire les objets à la Conscience. Ne vous arrêtez pas là. Réduisez-les jusqu’au « Principe-Je ». Réduisez aussi tous les sentiments à la Pure Joie, puis réduisez-les au « principe-Je ». »
Atmananda appréciait les mots Conscience et Joie pour parler de l’Ultime, mais une citation comme celle-ci montre, qu’au bout du compte, il préférait le terme « Principe-Je ». ( Il dit ainsi une fois, que comparé au « principe-Je » le mot Conscience est de la théorie.) Il considérait en effet que le mot « Je » est celui qui a le plus de chance d’être compris correctement. Tous les objets de perception peuvent être incompris, tandis que ce qui peut être appelé « vous-même », ce qui ne peut être perçu, « Je », ne peut être la cause d’une mauvaise compréhension. Il considérait le « principe-Je » comme le vrai but de chacun, car il est en fait contenu dans chaque effort.
L’utilisation du mot « Principe » par Atmananda ne doit pas être vue comme une tentative intellectuelle ou philosophique pour comprendre ou cadrer le « Je ». C’est sa façon d’utiliser un mot pour ce que « Je » est « en lui-même », « Je » « en tant que tel ». Ce que « Je » « en tant que tel » est vraiment, précisément, précède chaque mouvement ou structuration mentale.
Avec des expressions comme « en lui-même » ou « en tant que tel » le langage paraît court. il touche ses limites. Une chose se réfère à elle-même. Quelque chose en tant que tel ne se transforme pas en autre chose un instant plus tard. C’est le point invariable dans le changement permanent, c’est sa vraie nature, qui ne repose sur rien d’autre. Atmananda utilisait souvent le terme sanskrit svarupa, Vraie Nature qui renvoie à la permanence d’un élément, avec d’autres termes qu’il considérait comme des synonymes, comme « arrière-plan », « contenu », « substrat », « état pur », « état naturel ». Il utilisait ces différents termes pour désigner une seule et même chose.
Chaque tentative de parler de la nature essentielle de quelque chose peut, à la vitesse de l’éclair, se transformer en incompréhension. C’est le problème du langage !
Par exemple un mot comme « essence » peut suggérer la présence d’un « être » ou d’un « noyau » minuscule, subtil, au sein d’une forme plus grossière. Comme si vous deviez découvrir l’essence de quelque chose en augmentant de plus en plus le grossissement d’un microscope pour essayer d’observer ce qu’il y a dans le noyau. Quelque chose de cet ordre est présent dans les commentaires populaires du passage connu des chandogya upanishad , dans lesquelles Uddalaka enseigne à son fils en coupant un fruit en morceaux de plus en plus petits.
Atmananda, en tant que maître spirituel, insistait beaucoup sur la méprise que peut entraîner cette myopie. En effet, ce mode d’investigation intérieure prendra toujours au piège de ce qu’il appelait « objectivation ». Atmananda employait les mots objectif et subjectif d’une façon inhabituelle pour l’Occident. L’objectif n’indiquait pas pour lui une impartialité, mais se référait à ce qui peut être observé, c’est à dire un objet des sens et des pensées. Il en est de même avec le subjectif : il ne désignait pas un point de vue ou une opinion colorée par la personnalité, mais seulement ce qui est Sujet-ce qui ne peut par définition être observé, et qui en Soi-même éclaire tout objet.
En conséquence une investigation consistant à rechercher quelque chose d’intérieur comme une « essence » ou un « noyau » n’a rien à voir avec la vision directe de l’Ultime.
Aussi ne peut-on alléguer que la recherche en physique de pointe et une véritable connaissance de soi, soit une et même chose, comme il est parfois suggéré dans certains cercles de l’Advaïta. La physique restera toujours le domaine de « l’objectif ». Il en va de même avec le concept de « tout embrassant », utilisé afin d’exprimer des notions comme le Cosmos, l’Espace ou l’Infini. Atmananda apporta une fois une indication, ou une vision des choses profitable:
« L’Espace (akasha), bien que non-perceptible par les sens, est assurément concevable par l’esprit. Il est donc réellement objectif par nature. Si nous ôtons de l’espace cette dernière pointe d’objectivité, il cesse d’être mort et inerte, pour s’illuminer et briller alors comme son substrat, la Réalité. »
L’enseignement d’Atmananda est entièrement centré sur le Sujet. Il s’attache exclusivement à Cela qui connaît. Cela qui connaît n’est pas un Connaisseur (pas un Lui ou une Elle), mais la connaissance en tant que telle (jnana). Cette « connaissance en tant que telle », il l’appelait aussi « expérience »(Anubhava), voulant dire par là « expérience en tant que telle », et aussi Sensation en tant que telle (Rasa), tous trois étant synonymes de la Puissance qui, finalement, est le « Je Suis ». Les textes suivants illustrent ce point :
« Le « Principe-Je » est la seule expérience que chacun puisse avoir. Malgré son ignorance il ne peut qu’avoir l’expérience de Lui-même[…] Si l’expérience intègre de nombreux objets, ce n’est pas l’Expérience. Vous superposez des objets à votre Expérience. Votre Expérience est une et unique, à jamais ; et je vous ai déjà prouvé que personne ne peut connaître et expérimenter autre chose que son propre Soi, le « Principe-Je »[…] La seule expérience est « Je », et « Je » est le seul mot qui désigne l’expérience » et enfin : « Le « Principe-Je » est la seule chose qui existe ; « Je » ne demande aucune preuve non plus. Ce qui est objectif ne peut exister indépendamment de ce « Je », et le « Principe-Je » est donc la seule Réalité ultime »
Cette façon radicale de s’exprimer, pour laquelle toute chose peut être réduite à Cela qui connaît, implique non pas que les objets doivent être ignorés ou éliminés, mais au contraire qu’ils doivent être considérés comme pointant vers la Réalité. Dans le but de reconnaître le Soi, la plupart des textes de la Tradition de l’Advaïta recommandent comme étant le mieux, d’apprendre à ne pas accorder d’attention aux objets des sens. Mais Atmananda, concrètement, mettait au clair que rien n’est un obstacle. Personne n’est jamais vraiment englouti dans un objet, ou entravé par un obstacle. Rien ne doit être ôté, rien ne voile la Conscience. L’ego non plus n’est pas un ennemi. Au contraire, Atmananda le voit comme une aide :
« Même l’ego tellement méprisé, est d’une grande aide pour la Réalisation de la vérité.. La présence de l’ego chez l’homme, même sous une forme distordue, est infiniment préférable à son absence, comme il en est par exemple pour un arbre » et : « C’est l’ego dans sa totalité qui cherche la Réalisation et lutte pour elle. Quand elle est orientée vers la Réalité ultime, la part matérielle s’effondre automatiquement, et seule reste la Conscience en tant que « Principe-Je », c’est la Réalisation »
L’insistance d’Atmananda pour une non-dualité radicale ne veut pas dire qu’il analyse cela dans son contact quotidien avec les gens. L’ego est déjà totalement dissous, et c’était aussi le cas lors de ses contacts de maître à étudiant. En d’autres termes, il n’avait pas l’illusion que le schéma qu’il donnait s’avérait déjà et définitivement vrai pour ses étudiants ou lecteurs dans leurs activités. Il n’estimait donc pas utile de tout mettre sur un piédestal la non- séparation ou non-dualité, dans ses activités d’enseignant ou d’officier dans la police.
Clamer top tôt que « Tout est Conscience, dans un cadre mondain ou relationnel, lui apparaissait comme un piège, et il continua à mettre en évidence l’état de séparation tant que celui-ci constituait la réalité de la vie de l’étudiant. »
- NDLR: ceci en ce qui me concerne, me semble fondamental, vu le nombre exponentiel des « gurus advaïta d’internet » dont quelques- uns me semblent plus être des perroquets formant des perroquets, que des Ramana en devenir. Ce n’est pas parce que l’on répète sans cesse que « Tout est Conscience », et quelques concepts basiques de l’Advaïta, que l’on acquiert automatiquement le gage de sérieux, de Vérité et d’Amour, que cette position nécessite.
Il ne considérait donc pas l’Advaïta, la non- dualité, comme étant applicable dans la relation entre maître et disciple:
« Pensez à votre Guru uniquement dans le cadre de la dualité, appliquez totalement votre coeur à cela et perdez-vous en lui. Alors l’Ultime dansera devant vous comme un enfant »[…] « L’Advaïta ne fait que pointer vers le Guru. Vous n’atteindrez pas l’Advaïta avant d’avoir atteint l’état sans ego. Ne pensez même jamais que vous ne faites qu’un avec le Guru. Ceci ne vous conduira jamais à l’ultime. Au contraire cette pensée ne fera que vous étouffer. L’Advaïta ne fait que pointer vers l’Ultime. »
L’attitude dévotionnelle était considérée par Atmananda comme une aide précieuse, mais il clarifie cela dans ses enseignements : une telle attitude n’a de valeur que relative à son propre Guru.
« Cette personne particulière, par laquelle nous avons eu le grand privilège d’être éveillé, voilà la SEULE FORME que chacun devrait adorer et envers qui faire Puja, pour le contenu du coeur de chacun, comme personnalisation du Guru de chacun. Il est vrai que tout est le Sat-Guru,mais seulement lorsque le nom et la forme ont disparu, et pas autrement. L’aspirant authentique devrait donc être averti de ne pas se faire berner par une attitude dévotionnelle envers toute autre forme, celle-ci fut-elle celle de Dieu ou de l’homme. »
Dans un autre texte il montre à quel point il était fermement dualiste quant à la relation entre maître et disciple:
« Un disciple ne devrait jamais faire allégeance à deux gurus en même temps, admettre plus d’un guru à la fois est plus dangereux que de ne pas en avoir du tout. »
NDLR : Cette notion importante de disciple est extrêmement mal comprise en Occident et surtout de nos jours. Arnaud Desjardins parlait à juste titre de la notion d’apprenti-disciple, qui recouvre plutôt la réalité de nombreuses personnes en Occident qui se croient trop vite, à tort, être devenus des disciples. Ce n’est ni bien, ni mal et il n’y a pas d’erreur là-dedans mais la plupart des gens cherchent, vont demander des conseils ici ou là, tissent des liens de proximité avec certains enseignants mais cela n’a absolument rien à voir avec l’état de disciple qui nécessite un engagement total de la personne. C’est d’ailleurs quelque chose qui ne se décide sûrement pas avec la volonté, c’est une ouverture du coeur très spécifique qui se passe à un moment donné avec une personne et qui a une répercussion profonde dans notre vie. Après bien sûr la relation est soumise aux aléas et aux variations émotionnelles et mentales du disciple mais au fond du fond il SAIT que cette relation est fondamentale. Il sait que cette relation est un profond mystère et que le Soi a pris cette forme extérieure unique pour venir bouleverser sa vie. Pourquoi cette forme et pas une autre? Impossible à dire ! Mais c’est cette unicité de la relation qui permet la transformation radicale, parfois avec des pleurs, des grincements de dent, souvent avec une joie profonde et une lumière au fond du coeur. Ceci est une merveille qu’il ne faut jamais galvauder, à une époque dans laquelle tout est désacralisé.
Bernard m’a souvent bouleversé quand il passe en revue toutes les personnes qu’il a vues en 20 ans depuis sa Réalisation et qu’il égrène un à un sur sa main le nombre de ceux qu’il considère comme « disciple ». Ses doigts se lèvent avec hésitation, lentement 1, 2 puis 3 , puis 4 et les mains retombent bien vite avant que les dix doigts se soient levés ! D’aucuns pourront penser : quel orgueil de se sentir un de ces privilégiés, je leur répondrai sans détour: « Oui quelle merveille, quelle grâce certes, mais quelle responsabilité, quel engagement total nécessaire et jamais satisfaisant, pour continuer à la mériter. »
L’histoire qui suit illustre la façon dont Atmananda montrait, dans la vie quotidienne comment chaque niveau (L’Absolu et le relatif) nécessite sa propre approche, afin que nul n’applique l’approche non-duelle au niveau d’être relatif. Au commencement de sa carrière, comme inspecteur au département de police, Atmananda interrogea un homme suspecté d’être un voleur. Celui-ci refusant d’avouer, il lui dit alors: » Si vous avez réellement commis ce vol, comme je le crois, il serait préférable pour vous d’avouer ce crime et d’admettre votre erreur. Si, en revanche, vous voulez me cacher la vérité, vous pouvez le faire dans le moment actuel, mais ce Principe en vous qui voit toutes vos actions vous fera souffrir tout le restant de votre vie pour avoir menti une fois. Vous ne pourrez jamais cacher la Vérité à ce Principe qui est en vous. » Ceci met en lumière la sensibilité nécessaire pour vivre la vérité, qui ne consiste pas à avancer de façon péremptoire que le mensonge est aussi Conscience. Imaginons les conséquences des dires d’Atmananda : mentir une seule fois entraînerait une vie entière de souffrance ! Cette déclaration vient d’un enseignant radical de la non-dualité, et le réaliser nous stimule à prendre en considération le paradoxe apparent entre ce qu’Atmananda enseigne au plus haut niveau de compréhension, et la reconnaissance des conséquences des actions individuelles dans la vie quotidienne. Notre identification avec la dualité du monde nous amène à éprouver les conséquences de nos actes.
NDLR : Cette indication est fondamentale vu le nombre effarant des concepts mal compris et mal digérés de la non-dualité, par certains pseudo enseignants dangereux .Ce « Tout est Conscience » asséné à tort et à travers amène à de profondes aberrations. Ainsi un enseignant néo-védantin disait récemment à une personne inquiète l’interrogeant sur la drogue : « l’addiction aux drogues n’est pas un problème si nous ne sommes pas identifiés, de toute manière nous ne sommes pas le corps ». On voit où mène ce genre de catéchisme. Bien sûr qu’au niveau Absolu les nazis qui mettaient les juifs dans les fours étaient aussi la Conscience, fallait-il pour cela au niveau relatif les encourager et ne pas les combattre ? Peut-être était-il nécessaire cosmiquement de tuer Hitler ou en tout cas de l’empêcher de nuire. Cela est du pur bon sens, malheureusement totalement perdu quand on mélange allègrement les niveaux relatifs et absolus.
Malgré cette précision dans la façon de manier le concept de « séparativité », au niveau où les différences ne doivent plus être déniées, Atmananda était radicalement non dualiste. Sa radicalité produisait un style d’écriture par lequel il ne s’exprimait pas au sujet d’un « Je » ou d’un « principe je », mais bien plutôt à partir de cette perspective. Ainsi écrivit-il dans son livre Atma-Darshan des passages où la Conscience elle-même s’exprime, où « Je » parle, et non pas le dénommé Atmananda. il invite le lecteur à voir les choses depuis ce point de vue, celui du « Je » comme unique et seule Réalité.
« Je suis cette Conscience qui demeure après que tout ce qui est objectif se soit retiré de Moi. Réalisant que tout objet, où qu’il se trouve, est une affirmation de Moi, je me réjouis de Moi-même partout et en tout. »
« C’est en Moi qu’apparaissent et se fixent les pensées et les sentiments. Je suis leur témoin immuable. Je suis la Lumière de la Conscience dans toutes ces pensées et ces perceptions, et la Lumière de l’Amour dans tous les sentiments. »
Deux ans plus tard il écrivait Atma, Nirvritti dans le même style: « Le monde brille à cause de Ma Lumière; sans Moi rien n’est. Je suis la Lumière dans la perception du monde[…] Quand il y a pensée je me vois Moi-même, en l’absence de pensée, je demeure dans ma propre gloire. »
NDLR : Ceci éclaire totalement les paroles du Christ: « Je suis la Lumière du monde » Malheureusement les Chrétiens ont décrété, par pur souci de propagande et de suprématie, que le Christ était la seule incarnation divine. Pour eux, dire ce genre de paroles est une hérésie totale, un odieux blasphème qui mérite la mort si elles sont proférées par une autre bouche que celle du Christ. Les positions dogmatiques ont de tous temps éliminé avec fureur les Réalisés , le Christ lui-même ne faisait que succéder à Socrate, et fut tué par le dogmatisme juif. Suivirent de nombreux saints soufis dont Al Hallaj etc…
Ce sont de beaux textes dont l’originalité peut créer un choc de reconnaissance, peut-être plus encore que les textes traditionnels sur le Soi. Le Soi après tout reste une indication pointant vers quelque chose qui se conjugue à la troisième personne. Parler au sujet du Soi par suggestion, peut ralentir la compréhension qu’il existe autre chose que « moi », c’est à dire simplement « Je », la première personne. Non; je suis déjà Cela. Je suis Cela. « Le Je » n’est pas Cela (NDLR: très subtil!). C’est donc la reconnaissance du fait que je suis déjà Cela, la Conscience elle-même, qui me permet de m’exprimer en tant que Moi. L’auteur nous montre, à nous lecteurs, l’exemple de la façon de se reconnaître Soi-même, et en conséquence de parler à partir de cette perspective. Le lecteur est invité, dans le passage suivant, à faire de même, à expérimenter cette reconnaissance :
« Je suis pure joie. Toutes les activités des organes des sens et de la pensée ont pour but la joie. Leurs activités sont donc puja (actes de dévotion), réalisé ( le sujet est le puja) par Moi. Je suis à jamais en repos, percevant sans attachement ce puja. Encore et encore, elles m’atteignent à mon insu et tombent dans la passivité.. Sortant de cela, elles continuent à nouveau leur puja. Une fois qu’elles comprennent que leurs activités reviennent à faire puja en Moi, et que dans la passivité elles demeurent à Mon contact, toutes leurs souffrances cessent. Par la suite l’action sera une non-action, et la passivité sera une non-passivité, car l’ignorance aura été déracinée. »
Atmananda transmet habilement dans ces textes la compréhension que, dans notre façon de penser et de parler, un renversement peut aussi se produire. Nous regardons déjà à partir de ce que nous cherchons; nous n’avons nul besoin d’aller ailleurs. Nombre d’auteurs attribuent à la pensée et aux sentiments le statut d’ennemi. En fait, ces facultés expriment la célébration de Nous-même. Toute ma pensée pointe dans Ma direction, afin d’atteindre la dissolution dans la paix que je suis, et cet élan dans Ma direction n’est pas une agression. Supposer, faussement, que les, pensées et les émotions doivent être éliminées provient en fait de l’identification avec quelqu’un en souffrance,dérangé par ces pensées et ces sentiments. Atmananda, avec justesse, appelle ceci un puja( et il traduit ce terme par acte de dévotion). En effet, Cela vers quoi cette dévotion est orientée est si totalement Sans objet, qu’en cela elle ne peut qu’être absorbée. Il est donc approprié de dire que Je, étant sans-objet, suis la seule direction juste pour toutes les pensées et les émotions-lesquelles constituent une justification devant être dissoute, afin de pouvoir ultimement demeurer en Moi.
« La Vraie Nature de la pensée est Conscience, et la Vraie Nature du sentiment est Joie. A chaque apparition de la pensée ou d’un sentiment, vous êtes dans votre Vraie Nature en tant que Conscience et Joie » […] « Dans le sommeil profond vous êtes dans votre Vraie Nature. Dans une profonde peine vous êtes dans votre Vraie Nature. Dans le calme absolu ou sous l’emprise de la terreur, vous êtes dans votre Vraie Nature. Pendant une discussion animée, vous êtes dans votre Vraie Nature.Quand vous arrivez à la fin de toute activité( ce qu’on appelle mort) , vous êtes dans votre Vraie Nature. Dans toutes ces expériences vous êtes toujours dénudés de toute idée de corps ou de mental, et dans la transcendance de l’esprit, vous êtes toujours dans votre Vraie Nature. «
Ce passage englobe vraiment tous les états pouvant être expérimentés, rien d’autre n’est à ajouter. Je ne suis jamais dépossédé de ma Vraie Nature, je ne peux jamais m’en échapper. Ce « Je » utilisé par tous, toujours le même mot, toujours « Je », toujours dirigé vers le Soi, vécu par tous en tant que « Moi », ma Vraie Nature. Chaque état ou sentiment de séparation s’absorbe en moi. « Je » n’est plus une porte mais Cela qui absorbe en tant que tel.
Appendice : Dans la deuxième partie de « Je est une porte » l’attention était focalisée sur la façon dont Sri Nisargadatta Maharaj décrivait trois états ou niveaux au lieu de deux (la Conscience et le monde manifesté), à savoir
1) L’ABSOLU
2) Le « Je Suis »( connaissance souvent appelée conscience par son traducteur en anglais)
3) Le monde des objets.
En correspondance avec ce présent article, il est intéressant de citer un passage où Sri Atmananda( qui insiste toujours sur deux états ou niveaux) offre une classification analogue en trois niveaux, en réponse à une question au sujet de sphurana. Ce terme était souvent utilisé par Sri Ramana maharshi.
« L’état naturel du « principe Je » dans l’homme n’est pas manifesté. Ceci devient clair en ce qui concerne les activités humaines, pour trois états distincts.
1) L’état non-manifesté de clarté.
2) Devenir manifesté en tant que « Je sais que je suis » ou clarté en soi-même.
3) Devenir manifesté en tant qu’objets.
Le second de ces trois états reste inconnu de l’homme ordinaire. Seul le Jnani le reconnaît et le perçoit parfois clairement avant une perception. Le passage du premier au second stade se fait par un changement subjectif vers « Je Suis » sans perte d’identité. Ceci est appelé Sphurana. C’est sans objet mais c’est devenu clarté en soi. Voilà tout.Lorsque je « principe-Je » arrive au troisième stade de perception, il devient manifeste en tant que jiva[…] Le « Principe-Je » est pur et sans attribut et s’ajoute toujours à l’attribut. En d’autres termes le « Principe-Je » non-manifesté se prépare tout d’abord à se manifester en adoptant le changement subjectif menant à « Je sais que je suis », puis il assume l’attribut et devient clairement manifesté. »
Cet article est paru dans l’excellente revue Troisième Millénaire en Hiver 2005 (numéro 78)
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