« Je » Est une porte, par Philip Renard : Partie 1 : Ramana Maharshi

 

 

Ramana Maharshi.

Je tenais à insérer en trois parties ces textes remarquables et éclairants de Philip Renard grand connaisseur de l’Advaïta Védanta. Ils concernent les trois grands Maîtres du vingtième siècle en ce domaine qui sont : Ramana Maharshi, Krishna Menon et Nisargadatta Maharaj.
Philip Renard enseigne à la fondation advaya, en Hollande. Né en 1944, il découvrit la spiritualité au travers d’une méthode d’enseignement d’origine javanaise, appelée Subud, dans laquelle un exercice appelé Latihan lui donna la base d’une vision pénétrante (insight), libre de tout concept et de toute méthode. La non-dualité est au centre de l’enseignement de Philip Renard.

Lues et relues avec attention ces paroles pourront largement guider la recherche. Je précise bien : « lues et relues » car je vois trop de gens se réfugier dans une lecture superficielle des textes de la non-dualité, en croyant vite qu’ils maîtrisent le sujet parce qu’ils peuvent manier les quelques concepts utilisés qui, effectivement, peuvent faire apparaître la simplicité de la Voie. Mais il y a une énorme différence entre « Simple » et «Simpliste» et l’apparente simplicité des voies non-duelles , ne devrait pas cacher à quel point suivre la Voie est difficile, exigeant, et demande une profonde détermination et un discernement à chaque instant. La Recherche bien conçue, doit devenir le pilier central de la vie et doit passer avant tout, sinon nous risquons de devenir des « touristes de la voie » et dans ce cas-là comme le dit si justement Bernard: « Autant aller à la pêche ! ».
Ces textes relatant les paroles des maîtres, sont parfois abrupts car les Êtres Réalisés semblent parfois contradictoires dans leurs affirmations et ce qui est dit à un moment donné, à une personne donnée peut parfois être légèrement différent à d’autres moments. Il ne faut pas appliquer aux dires des Êtres Réalisés la même rigueur rationnelle qu’aux autres textes. Bernard m’a d’ailleurs dit un jour : « En fait j’essaie de trouver les mots qui vont approcher, pointer vers la réalité mais au fond ce n’est jamais cela et tout ce que je dis est à côté toujours. »
Ayons en tête ces mots pour aborder ces textes avec discernement et patience.
Voici la première partie concernant Ramana Maharshi.

 

Une des expressions les plus courantes sur un chemin de Réalisation du Soi est :    « lâcher prise à l’ego ». Quelle en est la signification exacte ? Bien entendu, elle ne se réfère pas à la forme banale de l’ego que tout le monde connaît, comme l’égocentrisme ou l’égoïsme. En effet, l’égoïsme est en fait clairement rejeté par tous, même par ceux qui ne suivent pas de chemin spirituel. Le lâcher prise à cette forme « primaire » de l’ego est insuffisant sur une voie de libération.
L’ego mentionné par les enseignants des voies de libération pour être l’obstacle fondamental, est une activité pensante fonctionnant par projection, par identification avec un objet extérieur, qui en conséquence sera vu et jugé. C’est une représentation de soi, évaluée par une comparaison continuelle avec d’autres représentations soi-disant indépendantes, considérées comme étant inférieures ou supérieures à soi-même.
L’ego se compose en fait d’actes de comparaison. Il est aussi vu comme la conscience de soi-même, avec toutes ses inhibitions de la spontanéité ou de la vie qui en découle implicitement. Il se rattache à la scission intérieure congénitale, à l’ornière des habitudes qui observe une autre partie du même ego d’un point de vue critique, et le bombarde d’opinions conflictuelles.
La principale caractéristique de l’ego est son attachement à ses opinions à son propre sujet. Une image de soi-même a été construite et refuse de se dissoudre, en cherchant plutôt à se perpétuer. Voilà ce que nous appelons « la personne » ; c’est l’entretien d’une image de soi-même. Chaque activité consciente de l’entité corps-mental, quand elle arrive à « la personne », fait apparaître l’hypothèse d’un « je » qui fait quelque chose, et ce « je » serait une entité continue, durable.
Je préfère appeler ceci le « je », plutôt que l’ego, car il est plus facile à reconnaître comme étant quelque chose d’une plus grande subtilité que « l’ego primaire » mentionné plus haut, même si les deux s’imbriquent l’un dans l’autre. La différence principale pourrait-on dire, est que, pour « l’ego primaire », les autres vous dérangent et sont dérangés par vous, tandis que pour le « je » subtil, vous êtes à vous-même votre propre problème.

Bouddhistes et védantistes sont d’accord sur le fait que ce « je » devrait être abandonné si vous voulez la Réalisation, mais ils sont en désaccord au sujet de la terminologie et sur la façon dont la croyance en ce « je » peut être annihilée. Les bouddhistes disent :  « Il n’y a aucune entité, pas de « moi » ou de « je », seulement une séquence causale de processus psychiques et physiques conditionnés. Pour le reste, ils ne parlent pas d’un « je », et vont même jusqu’à désapprouver l’utilisation du terme « je ». Par exemple Tsoknyi Rinpoché déclare : « Quand nous regardons la nature de cela qui se sait comme étant « moi » ou « je », et maintient fermement ce concept, il s’agit d’une vision étroite, confuse et erronée. ».
À l’opposé, si les enseignants de l’Advaïta Vedanta conviennent totalement avec les bouddhistes de l’inexistence de l’entité « je », ils continuent à s’exprimer en termes de « moi » et de « je », même quand ils se réfèrent à des degrés de réalité supérieure. Pourquoi cela ?

Nous essaierons de donner une réponse dans la lumière de « la grande triade » des enseignants de l’Advaïta du vingtième siècle : Ramana Maharshi, Krishna Menon (Atmananda), Nisargadatta Maharaj. Tous les trois utilisent le mot « Je » pour désigner le principe le plus élevé( ou à peu près), respectivement comme-le JE,
-JE pour Ramana
-Le Principe- Je pour Krishna Menon
-Le « JE SUIS » pour Nisargadatta.
Cela peut, si on le voit du point de vue du rejet du « je » comme une réalité, être la cause de l’incompréhension, du fait de l’insuffisance de la langue.
Écoutons tout d’abord l’aîné des trois, Bhagavan Shri Ramana Maharshi, son influence fut la plus grande et ce n’est pas pour rien que Ma Ananda Mayi l’appelait « le Soleil ». Il fut reconnu comme la voie authentique de l’Advaïta et son message porte la potentialité de la Réalisation dans cette vie.
Tout dans son enseignement pointait vers la signification authentique du « Je »,  il invitait le visiteur ou l’adepte en recherche d’une guidance, à se poser lui-même la question : « Qui suis-je ? », qu’il considérait comme la formule d’auto-investigation (atma-vichara). Il mettait en lumière la nature puissante de la question, quand elle est posée de façon juste, faisant se dissoudre pensées et identifications. Ramana laissait l’effet de la question être expérimentée directement par l’adepte en quête de guidance.
Il comprenait aussi que pour la plupart des gens, l’expérience elle-même exigeait des fondations solides pour une juste compréhension.

(NDR : ceci est à lire, relire et méditer à une époque où tant de gens utilisent des enseignements élevés simplement en psalmodiant leurs concepts mais sans se soumettre à l’ascèse incontournable de tout cheminement véritable : je les appelle les « perroquets de la voie »)

La bonne interprétation de l’expérience est toute aussi importante que l’expérience elle-même. Il expliquait ainsi, à maintes reprises, de façon détaillée, la relation entre le « je » et ce qu’est réellement « Je » le Soi ultime. Il montrait la nécessité de tuer ou de détruire « je »(aham-kara), ou la « pensée je » (aham-vritti), comme il l’appelait souvent. J’ai toujours pensé que c’était un très vilain tour de langage, parce qu’il paraît inviter le conflit.
En général, une personne se trouve déjà engagée dans les luttes avec elle-même, et je pense que cette terminologie agressive nécessite une explication. Si la finalité est la paix, l’escalade du conflit intérieur ne doit pas être une intention.

Sri Ramana pouvait lui-même s’exprimer différemment. Si quelqu’un lui demandait comment ce « je » pouvait être éliminé, il répondait par exemple: » Vous n’avez pas besoin d’éliminer le « faux je »! Comment le « je » pourrait-il s’éliminer lui-même? Tout ce que vous avez besoin de faire c’est de trouver son origine et de rester là ! » Il dit aussi une autre fois sur le sujet de tuer l’ego: « L’ego peut-il consentir à se tuer lui-même? Si vous cherchez l’ego, vous découvrirez qu’il n’existe pas ! Telle est la façon de le détruire ! Comment une chose qui n’existe pas pourrait-elle être tuée? »

« Vous découvrirez qu’il n’existe pas  » Voilà toujours et encore l’essence de son argumentation. Néanmoins Ramana parle souvent du « je » et le décrit comme s’il existait. Ainsi commence-t-on à se demander: « Mais alors, qu’est ce qui existe et qu’est ce qui n’existe pas? » A cet égard la citation suivante est très éclairante :
« Il y a le Soi absolu duquel une étincelle jaillit comme d’un feu : l’étincelle est appelée ego. Dans le cas d’un homme ignorant, il s’identifie immédiatement à un objet dès que celui-ci apparaît. Il ne peut pas rester indépendant d’une telle association avec les objets.Cette association est ignorance (ajnana), dont la destruction est l’objectif de nos efforts.
NDLR: je rappelle au passage que les trois poisons du bouddhisme sont: L’ignorance, l’avidité et la colère (haine)
Si sa tendance à s’objectiver est tuée, il restera pur et se fondra dans la source. Si à nouveau nous laissons de côté l’usage du mot « tuer » pour le moment, « l’association avec les objets »mentionnée ci-dessus, est la phrase clé-la tendance du « je » à s’identifier avec les objets. Ceci est précisément l’erreur. Qu’est ce qui est associé et avec quoi? Quoi ou qui commet cette erreur? Ramana maharshi parle à maintes reprises de ladite association comme étant un « noeud » (granthi) un noeud dans le coeur.
Même si ce corps dans son insensibilité ne peut pas dire « Je »(c’est à dire n’éprouve pas le sentiment « Je », et même si la Conscience-Existence(Sat-Chit le Soi) ne se déploie pas et demeure sans base, entre les deux apparaît un « je » de mesure du corps(l’identification à « je suis le corps ».)
Sachez que cela seul est le noeud entre la Conscience et le non-sensible(Chit-jada-granthi),l’esclavage(banha),l’âme(jiva),le corps subtil(sukhma sharira, l’ego(ahamkara), l’état mondain d’activités(samsara), le mental (manas) et ainsi de suite.
Pour Ramana ce noeud doit être coupé. Mais encore une fois, que signifie cet acte d’une apparente violence? Il revient toujours, finalement, à une signification de vision pénétrante : SEULEMENT REGARDER.
Vous pensez toujours être déjà en train de regarder mais maintenant il vous est demandé de regarder comme si c’était la première fois. Si vous suivez cette indication, vous observerez où se trouve vraiment cette « personne-je »(qui est le noeud évoqué plus haut). Où est-ce que je trouve cette « personne-je »? .

Ramana avait utilisé un très bon exemple pour illustrer ceci. L’ego est un lien non matériel entre le corps et la Conscience pure. Il n’est pas réel ! Tant que nous ne le regardons pas attentivement, il continue à poser des problèmes. Mais quand nous le cherchons, nous trouvons qu’il n’existe pas.Lors d’un mariage hindou, la fête se poursuit tout au long de 5 ou 6 jours, un étranger fut pris par erreur pour le garçon d’honneur par les proches de la mariée. Ils le traitèrent donc avec beaucoup d’égard. En le voyant recevoir tant de considération de leur part, le parti du marié le considéra à son tour comme un homme d’importance lié au parti de la mariée. Ils lui montrèrent çà leur tour un respect particulier. Avec tout ça, l’étranger prenait du bon temps. Et en même temps, il était tout au long de cette histoire averti de la situation réelle. A un moment donné, le parti du marié voulut s’en référer à lui sur une question quelconque. Ils le firent donc demander.L’étranger flaira le problème et s’esquiva. Tel est l’ego, si nous le cherchons, il disparaît..
La Conscience étant connectée à la matière non-sensible, l’étincelle provenant en apparence de la Conscience commet l’erreur et s’agrippe immédiatement à ce lien avec le non-sensible. Ceci est appelé « attachement ». En accordant une attention très présente à la réalité de ce lien son inexistence devient apparente. En conséquence le « je » existe parce qu’il n’est pas investigué. Il s’agit d’une façon d’insister.. Une insistance sur la fin de quelque chose( c’est pourquoi des termes comme « détruire » sont utilisés), par la vision de son inexistence. On trouve aussi un autre aspect, pour moi encore plus essentiel . La terminologie selon laquelle quelque chose doit se finir d’abord(« voir à travers », « tuer » etc…)peut être, après tout, interprétée comme un événement dans le temps, une séquence. Le message semble être:  » Tout d’abord ceci et seulement ensuite la liberté ». Il est clair pour moi qu’en fait Ramana insiste avec force sur l’éternel-présent, l’aspect de luminosité intrinsèque au « Je » qui est déjà maintenant présent et disponible en moi.
Malgré le noeud créé par la Conscience avec son objet, le corps physique, la Conscience en tant que telle est continuellement restée pure, non mélangée avec quoi que ce soit..
Nous sommes invités à reconnaître et à comprendre que le « je » a toujours été le produit de la Conscience en tant que telle.
L’ego fonctionne comme le noeud entre le Soi, qui est Conscience pure(Chit), et le corps physique, inerte et non-sensible(jada). L’ego est donc appelé le chit-jada-granthi. Dans votre investigation de la source de aham-vritti, vous prenez l’aspect essentiel chit de l’ego : et pour cette raison la recherche doit mener à la Réalisation de la Conscience pure du Soi. Le aham-vritti dont il est question ici(la pensée »je ») est aussi appelé aham-idam par Ramana. La combinaison du « Je »(aham) avec un objet, une pensée au sujet de quelque chose, un ceci(idam).  Aham-idam est donc constitué de pure Conscience, ou pur « Je », et de tout ce dont la Conscience est consciente de, pour ainsi dire, de tout ce qui est un objet du « Je ». La plupart du temps cet objet(idam) est remplacé par un autre toutes les millisecondes. Dans la pensée » je » se produit ainsi un continuel tournoiement de »ceci » (« je suis ceci » aham-idam). Dans la combinaison aham-idam, idam se réfère toujours à une multiplicité, une alternance continue. Cependant l’aham reste toujours identique à lui-même. Il reste toujours unique: c’est un point important.
En fait ce que nous appelons « un objet », (que ce soit un objet matériel perceptible par les sens, ou un objet psychique, une pensée) résulte toujours de l’existence simultanée du sujet et de l’objet, aham et idam: « Je » et « ceci ». J’expérimente maintenant la présence de cet objet particulier; maintenant j’expérimente la présence d’un nouvel objet, et maintenant j’expérimente la présence d’un autre objet etc… C’est toujours aham-idam, il y a toujours cet amalgame, ce mélange, lequel est en fait identique au noeud de Chit et jada mentionné plus haut. Et dans tout ceci aham reste toujours le même.
En d’autres termes, pendant que nous imaginons qu’il y a tout le temps des objets soumis à notre attention, il y a aussi simultanément « Je », en tant que sujet. Mais notons, s’il vous plaît, que ce n’est pas en tant que le « Je », car cette forme personnelle est en fait un objet, doté d’une existence seulement temporaire, mais que nous faisons référence au sujet « Je » sans lequel aucun objet n’est possible. Alors, tout simplement, rien ne se passe.
Le conseil de Ramana se lit de la façon suivante: demeurez avec le sujet toujours présent. Et même si vous êtes attirés à maintes reprises vers des objets, ce n’est pas grave. Dès que vous devenez informé de cette attirance, vous reconnaissez immédiatement le sujet (l’aspect lumineux) inévitablement présent dans l’objet leurre. C’est toujours là. Ce n’est jamais absent. Le conseil est de demeurer avec aham « Je », et il devient de plus en plus pur et de moins en moins distrait par des croyances telles que: « je suis ceci », « je fais bien « , « je ne vaux rien » etc… En suivant ces indications, vous reconnaissez la présence du pur « Je », toujours sujet intrinsèquement lumineux, donnant de sa lumière à tout objet. De sa lumière? Oui de la sienne ! Car plus vous recherchez la source du « Je » et plus vous pouvez voir en fait que le « je » est totalement « je », totalement non-objet, rayonnant un continu « Je Je Je Je Je »…
Dès maintenant « Je » est présent et rayonnant en permanence. Oui, il est encore empêtré avec toutes sortes de « ceci », mais cela ne change ni son rayonnement ni sa luminosité. Mais les « ceci » sont reconnus comme tels, et une fois sortis, ils se dissolvent dans le pur « Je ». L’effet de la question « Qui suis-je? » est que tous les « ceci » s’effacent et que seul demeure le vide, une absence de tous les objets. C’est « Je » dans la pure essence du mot. En demeurant ici, vous vous êtes fondu dans ce que Ramana appelait sphurana, la toute première vibration « Je », la source de toute manifestation.
Ramana utilisait souvent l’expression Aham sphurana, comme une indication pour « Je » Aham. L’émanation la plus fondamentale du « Je »: sphurana, est quelque chose comme le tout premier rayonnement, la vibration de l’origine encore totalement pure. Aham sphurana est présent de façon continue, toujours neuf et frais, et c’est exactement ce que « je » suis toujours en réalité. « je » n’a jamais été dévoré ou ne s’est jamais empêtré dans quoi que ce soit. Cette insistance est cruciale. Autrement le malentendu qui se trouve dans la croyance en l’existence d’un « je » réellement mauvais qui doit être détruit et en celle d’une sorte de no man’s land dans lequel un « je » nouveau et propre apparaîtra, ne peut que s’approfondir.
En réalité il n’y a pas deux « je », aucun « je » n’a besoin d’être remplacé par un « je » propre ou pur.
Le « Je » est toujours le même, toujours intrinsèquement lumineux et constamment présent. Le terme « annihilé: nasha, utilisé par Ramana fait référence à la pensée »je »(aham-vritti), l’enchevêtrement du « Je » avec un objet(aham-idam), l’inclination du « Je » à se présenter comme un objet. Lors d’un entretien, décrivant la fin de l’enchevêtrement du « Je » avec un objet, Ramana utilise la terminologie: « Le Je reste pur, signifiant par-là « qu’il reste « Je » dans son état primordial ». Il ne dit pas :  « un nouveau Je, vient à exister. Quelque chose a toujours été là et cela reste dans sa forme pure : »Je ». Une autre fois il dit: « le « Je » lance l’illusion du « je » et reste néanmoins Je. Tel est le paradoxe de la Réalisation du Soi, l’Être Réalisé ne voit aucune contradiction dans cela. Plus loin il dit :  » Seule l’annihilation du « je » est libération, mais elle ne peut être gagnée qu’en conservant toujours le regard sur le « Je ». Il y a un seul Je tout le temps mais ce qui apparaît est la fausse pensée « je », alors que le « Je » intuitif, demeure le Soi lumineux, c’est à dire même avant qu’il ne devienne manifeste.
Quand nous acceptons le conseil de garder notre totale attention sur le sujet pur, l’aspect qui est pure Conscience exclut tous les objets.
Une question peut se poser alors: cette insistance sur le pur « Je » n’est-elle pas un peu étrange pour une approche qui se prétend non-duelle?
Le point de départ originel des deux réalités(La Conscience et la matière inerte) résonne déjà de façon dualiste. En outre le conseil de focaliser totalement votre attention à une seule de ces deux réalités, la Conscience pure ou le pur « Je » a pour effet d’exclure en fait toute autre chose : on pourrait donc légitimement qualifier cette démarche de dualiste. Ne sommes-nous pas arrivés ici au piège induit par l’Advaïta, qui paraît nous encourager à nous séparer nous-mêmes de la vie quotidienne en tant qu’êtres faits de pensées, de sentiments et d’agir? Comment une telle approche dualiste peut-elle mener à la non-dualité? Ramana répondrait « qu’aussi longtemps que vous ressentez l’objectif comme étant séparé du sujet, vous vous regardez d’un point de vue dualiste, et vous devez donc insister seulement sur l’aspect de la Conscience. »
« Il doit tout d’abord discriminer la Conscience (chit) du non sensible (jada) et être la Conscience seulement. Plus tard laissez le chercheur réaliser que le non-sensible n’est pas en dehors de la Conscience. Connaissez d’abord le sujet, puis les questions sur l’objet. Le sujet comprend aussi l’objet. Cet aspect particulier est un point de totale compréhension, voyez-vous vous-même en premier, ensuite voyez les objets. »
Le « je » demeure quand le mélange »je suis ceci » ou « moi ceci »est purifié de tous les « ceci » au moyen de la question: « Qui suis-je? ». Le « je » qui demeure ne peut devenir manifeste (sphurana) qu’avec la chute du voile formé par tous les « ceci ». Ce sphurana, cette forme fondamentale de manifestation, n’est pas une manifestation dans le sens habituel du mot. Ce n’est pas quelque chose par lequel il pourrait y avoir multiplicité. Vous ne pouvez pas le changer en un objet. Vous pouvez seulement vous fondre en lui par la reconnaissance/ « Je » continu, inaltérable, sans forme, sans contenu, sans son et sans couleur. Voilà tout ce que vous devez faire: demeurez en ce lieu, restez- y et reposez-vous dedans. L’Absolu, la Réalisation, l’éveil ou quelque nom que ce soit est de l’ordre de la grâce.
DEMEUREZ EN CE LIEU « Je » C’EST ICI QUE VOTRE RECHERCHE PREND FIN.

Donc, en réponse à la question: « pourquoi les enseignants de l’Advaïta utilisent-ils le terme « je » comme une indication de quelque chose de vrai?.Il peut être répondu que c’est à cause de la si grande proximité de « Je », c’est la chose la plus proche qui soit. Tout le monde le reconnaît comme « soi-même ».
Voilà tout ce qui est au sujet de la Réalisation du Soi, et chacun de nous doit voir pour lui-même que le « Je » est la Présence qui est constamment ici, c’est l’entrée de la Réalité. L’entrée n’est jamais ailleurs. Vous n’avez pas besoin de la chercher. Vous n’avez pas besoin d’aller ailleurs pour expérimenter le « Je ». Où que vous alliez, vous êtes déjà là.
« Je » est déjà là et c’est une porte qui est toujours ouverte.

Cet article est paru dans l’excellente revue Troisième Millénaire en 2004 (numéro 72)