Swami Prajnanpad et Arnaud Desjardins.
John Welwood
J’ai trouvé ce texte traduit de l’anglais et dédié à Arnaud Desjardins, sur internet . Son auteur est John Welwood . Je le trouve remarquable de clarté, je le soumets aux chercheurs qui peuvent en bénéficier s’ils le dégustent lentement. C’est la raison pour laquelle, vu sa longueur, je le publierai en trois parties. Il éclaire bien les problèmes qui se posent à l’occidental dans sa recherche. Il établit d’abord les différences, voire les contradictions, entre spiritualité orientale et occidentale, puis tente une synthèse entre les deux à partir de l’enseignement de swami Prajnanpad.
Il déplaira sûrement aux puristes de la non-dualité , parce qu’il a un mode d’approche très respectueux de la spécificité occidentale, et aux puristes de swami Prajnanpad, parce qu’il n’aborde son enseignement qu’à la synthèse après avoir développé toute une partie plus occidentale, et aux puristes de la spiritualité parce qu’il parle de psychothérapie. Ce sera peut-être l’occasion de sortir de sa chapelle, mais qu’en tout cas chacun prenne ce qui le nourrit !
Comme je l’ai signalé à plusieurs reprises sur ce blog , la radicalité des enseignements de la non-dualité, du zen, de Bernard, de l’Orient, peuvent mener à des incompréhensions et des aberrations telles, qu’il est parfois utile à mon sens, de les équilibrer par des articles de réflexion de ce genre.Qu’ils plaisent ou déplaisent à certains ne me concerne pas.
« Être pleinement humain est un défi et une source de confusion, car cela implique de vivre sur différents plans de réalité en même temps. Cela demande de cultiver un certain goût du paradoxe et de savoir apprécier à quel point, des vérités très différentes peuvent être vraies en même temps. En réalité cette qualité multi-dimensionnelle de notre expérience, est la source de toute créativité et de toute grandeur humaine. »
John Welwood est Américain, écrivain, psychothérapeute et a beaucoup pratiqué la méditation bouddhiste, notamment après sa rencontre avec Chogyam Trüngpa. Il a découvert récemment l’enseignement de Swâmiji, avec beaucoup d’intérêt. Sans doute, sur le même sujet, Arnaud Desjardins ou Daniel Roumanoff auraient écrit un texte différent. Mais c’est justement ce qui fait la valeur de la réflexion de J. Welwood pour nous : un regard profond à partir d’une autre perspective.
Suite succédant à la Partie1
Ce texte est à mon sens, vient comme un rayon de soleil, dans ce trop fréquent Gloubi-Bulga qu’est la spiritualité actuelle. Il remet les pendules à l’heure sur les mauvaises compréhensions des concepts non-dualistes, qui comme leur nom l’indique, ne sont justement que des concepts !Trop de gens s’en emparent sans discernement et font de leur recherche une voie étroite, rigide et sclérosée qui manque d’Amour. Et le paradoxe est que bien souvent plus on brandit en étendard le mot Amour ,moins on en est imprégné réellement. Bernard qui met l’Amour au centre de la recherche, signale justement que cet amour humain n’est qu’un pâle reflet de l’Amour total, absolu, mais nier le premier serait condamner tout accès au second car ils sont indissociables.
LES DANGERS DE LA PERSPECTIVE IMPERSONNELLE UNILATERALE.
Considérer, comme le font les enseignements orientaux, la non-dualité comme la seule vérité et regarder le jeu de la dualité comme simplement illusoire ou irréel rend difficile, pour les occidentaux, de s’engager pleinement dans notre condition existentielle et notre expérience ressentie.
Cela engendre ce que j’appelle l’échappatoire spirituelle, c’est-à-dire la tendance à utiliser les idéaux spirituels pour éviter de traiter les besoins et sentiments humains fondamentaux, ainsi que les responsabilités nécessaires à notre progression.
Une perspective exclusivement transcendante ne fournit aucune aide pour se confronter aux défis de la relation humaine. Pour commencer, cette perspective n’accorde pas grande importance à la relation, parce qu’elle ne reconnaît pas d’ « autre » du tout. Comme le maître de l’advaïta vedanta H.L Poonja le dit :
« Voyez que ce qui apparaît comme l’amour pour un « autre » n’existe pas. Tout amour est l’amour du Soi ; »
Bien sûr, il y a là une certaine vérité : l’Amour vient en réalité d’au-delà de nous, d’une source absolue qui coule à travers nous et à travers ceux que nous aimons. Et l’essence de l’Amour implique une dissolution des barrières de séparation. Cependant définir l’Amour uniquement comme une reconnaissance mutuelle impersonnelle est incomplet et insatisfaisant en termes humains. Sur le plan humain, la relation est une danse de la dualité, une rencontre transformatrice entre deux êtres distincts, le soi relatif et l’autre relatif avec toutes leurs différences. Et cette danse possède son intégrité, sa réalité, sa valeur intrinsèque.
Les enseignements non-dualistes qui mettent principalement l’accent sur l’aspect illusoire de l’expérience humaine, peuvent malheureusement agir, comme une force déshumanisante supplémentaire dans un monde où notre humanité de base est déjà assiégée de partout. Ce dont nous avons au contraire besoin, dans ces temps difficiles, c’est d’une spiritualité de libération qui aide les gens à reconnaître la Présence non-duelle comme une fondation pour s’engager dans leur humanité, plutôt que comme une raison de s’en désengager. Nous avons besoin d’une perspective spirituelle qui valorise et inclue le terrain de jeu central où notre humanité s’exprime : la relation.
LA RELATION : LE JEU DE LA DUALITÉ.
Un des grands prophètes du royaume humain est Martin Buber. Selon lui, la vie humaine se déploie et trouve sa signification, dans le jeu de la dualité. L’existence humaine atteint sa plus pleine expression dans et au travers de notre capacité à entrer dans la relation Moi/Toi avec la réalité sous toutes ses formes. La conscience égoïque n’est capable que de monologue, parce qu’elle implique surtout de s’écouter parler, en réagissant à la réalité au travers de nos projections mentales. A l’autre extrême, le royaume de l’Être absolu se caractérise par le silence, étant donné que notre Nature Esentielle ne peut pas être réalisée ou décrite de manière adéquate par des mots ou des concepts. Habiter pleinement le domaine humain, selon Buber, c’est au contraire vivre dans le dialogue.
Le dialogue est quelque chose de beaucoup plus profond que le simple échange verbal. Sa principale caractéristique est de rencontrer et d’honorer l’altérité de l’autre- en tant que « autre sacré »- ce qui permet à une alchimie mutuelle d’avoir lieu. Pour reprendre ses propres termes :
« Le mouvement de base de la vie de dialogue, c’est de se tourner vers l’autre, en acceptant du plus profond de soi l’autre personne dans sa spécificité. »
Le dialogue ne se limite pas à un contact de personne à personne. Buber inclut le dialogue avec Dieu, et décrit la façon d’entrer en contact avec un arbre dans cet esprit : « De toute votre force, recevez l’arbre, abandonnez-vous à lui, alors vous serez vraiment transformé. »
L’ego conditionné est blindé contre ce type d’échange transformateur, parce qu’il est rigide, sur la défensive et bloqué dans le passé. L’Être absolu, lui aussi ne change ni ne se transforme, car il est au-delà du temps « tel qu’il était au commencement, tel qu’il est à présent et sera à jamais. ». Mais dans le domaine humain, là où la dualité se déploie, la relation est un facteur de changement.
ÊTRE SOI-MÊME.
Rencontrer l’autre, c’est l’apprécier non seulement comme différent de vous mais aussi comme unique, différent de tous ceux que vous avez déjà rencontrés. Buber définit le fait d’être unique non pas comme de l’individualisme, mais comme le fait d’être porteur d’un don particulier que personne d’autre ne peut offrir tout à fait de la même façon. Votre présence dans le monde, votre incarnation personnelle, l’offrande que vous faîtes en vous manifestant comme « vous », personne d’autre ne peut l’exprimer de la même façon que vous. Dans les termes de Buber :
« Toute personne née en ce monde représente quelque chose de nouveau, quelque chose qui n’a jamais existé auparavant, quelque chose d’original et d’unique. C’est le devoir de chaque personne, de savoir et de reconnaître, qu’il n’y a jamais eu personne comme lui dans le monde, car s’il y avait eu quelqu’un comme lui, il n’y aurait pas eu besoin qu’il fasse partie du monde. Chaque personne unique est une chose nouvelle en ce monde où elle est appelée à accomplir sa spécificité. La tâche en premier lieu, dévolue à chaque personne est l’actualisation de ses potentialités uniques, sans précédent, et qui ne se reproduiront jamais et non pas la répétition de quelque chose que quelqu’un d’autre, fût-il le plus grand, a déjà accompli .»
La même idée a été exprimée par rabbi Zushya quand il a dit peu de temps avant sa mort : « Dans le monde à venir, on ne me demandera pas -pourquoi n’as-tu pas été Moïse ? mais on me demandera -pourquoi n’as-tu pas été Zushya ?
Que signifie être soi-même, au sens d’être Zushya ? cela ne veut pas dire proclamer fièrement : « je suis moi », c’est-à-dire la personnalité séparée qui a cet ensemble de caractéristiques, ces préférences, cette histoire. Être soi-même signifie, découvrir les lois les plus profondes de son être, laisser sa vie trouver et se frayer son véritable chemin, et mettre au jour ses qualités innées et ses talents, au travers des interactions avec la vie dans tous ses aspects.
Être soi-même, correspond à la personne authentique qui n’est ni l’ego conditionné, ni le Soi absolu au-delà de toute caractéristique, la nature de Bouddha qui est la même en chacun de nous.
Nous pouvons ainsi faire une distinction entre la véritable nature absolue, qui est la même en chacun, et la manière avec laquelle chaque personne exprime cette nature absolue à, travers un chemin unique et une offrande unique.
UNE COMPRÉHENSION ÉQUILIBRÉE.
Une vue non-duelle, qui n’accorde aucune réalité au niveau psychologique et au monde phénoménal, est incapable de reconnaître la moindre portée au dialogue entre Je et Tu, à l’appréciation de l’autre, ou à la relation intime. D’un autre côté, une approche purement immanente comme celle de Buber, ne reconnaît pas le rôle important de la transcendance, la capacité à dépasser le domaine personnel du dialogue, pour faire l’expérience du silence absolu et impersonnel.
Nous avons besoin d’une perspective plus englobante, qui apprécie simultanément le transcendant et l’immanent, l’absolu et le relatif, le vide et la forme, l’impersonnel et le personnel. C’est cette compréhension que l’on retrouve à divers degrés, dans le tantra bouddhiste et hindou, dans le zen, dans le shivaïsme du cachemire, dans le soufisme et d’autres traditions, qui diffèrent selon l’accent qu’elles mettent sur l’équilibre entre ces deux vérités. C’est une perspective qui peut pleinement embrasser le paradoxe, car elle reconnaît que nous vivons en même temps dans la forme et au-delà de la forme.
Un maître indien de la tradition de l’Advaita (non-dualité), Swami Prajnanpad, qui a également étudié la science occidentale et la psychologie, fournit un exemple intéressant d’une approche à la fois complètement non-dualiste et accordant pourtant toute sa place à la relation, conciliant les deux perspectives. Il insiste sur la nécessité de considérer de plus près la différence entre soi et l’autre :
« L’ego ne vous fait voir que vous et personne d’autre. Mais il disparaît dès que vous voyez que, tout autant que vous, il y a aussi les autres.Cette prise de conscience engendre le sentiment que, tout comme vous avez votre propre « je », les autres aussi ont leur propre « je ». Et quand vous acceptez le « je » de l’autre, vous devez aussi inclure dans celui-ci ses façons de vivre, ses coutumes et schémas comportementaux, ses manières de penser, la totalité de son être. Tout comme vous avez vos propres tendances, lui aussi, a les siennes. Dès que ce fait est accepté, l’emphase mise sur votre ego diminue.
On doit juste tenter d’observer et de voir ceci : tous sont différents, tous sont séparés. Comment pouvez-vous donc comparer, puisque chacun est différent et unique ? Chaque chose est différente d’une autre. Ceci est simplement ceci, rien que soi-même, complet en soi-même, établi dans sa propre gloire, unique. C’est brahman, l’Absolu.
Juger c’est comparer, mais toute chose étant distincte et particulière, il n’y a jamais rien à comparer. Toute chose est incomparable, unique et absolue. Rien n’est absolument bon ou mauvais. Il n’y a que des différences. Que reste-t-il alors ? L’autre est ce qu’il est. Essayez de le connaître et de le comprendre si vous souhaitez le faire. Le cours de la vie de quelqu’un est différent du vôtre. Il progressera en fonction des circonstances qui sont les siennes. Si j’ai quelque chose à faire avec lui, alors j’essaierai vraiment de le comprendre. Quelle sorte de personne est-ce ? Pourquoi parle-t-il ainsi ? Quelle est son attitude, comment se comporte-t-il et s’exprime-t-il ? J’essaierai de connaître tout cela. Alors seulement serai-je en mesure de traiter avec lui. Dès que vous acceptez « cela » tel que c’est, votre ego disparaît séance tenante.
L’unité avec l’autre signifie voir, comprendre, et ressentir l’autre tel qu’il est. La compréhension engendre l’empathie, l’empathie suscite l’Amour et l’unité. Quand vous voyez l’autre vous êtes libre de l’autre. Est-ce qu’il semble y avoir là une contradiction ? Quand je vois qu’il est juste lui, comment est-ce que je deviens libre de lui ? Vous devenez libre de lui quand vous dîtes : « il est », pourquoi ?
Parce que vous n’avez pas d’attente envers lui ! Essayez simplement de comprendre qu’il est lui. Cet effort pour comprendre, le sentiment que j’ai compris, vous rend libre de lui. Quand vous avez compris que ceci est ceci, cela est cela, vous êtes libre de la totalité du monde. Est-ce que vous saisissez à présent ? On est libre de lui en comprenant ce qu’il est. Pourquoi ? Libre de quoi ? De ma propre création mentale, de la relation que j’ai forgée avec lui dans mon mental . »
Swami Prajnanpad suggère qu’accepter chaque être comme unique, différent et se développant selon ses propres lois, tranche dans le narcissisme de l’ego enfermé sur lui-même. Quand nous essayons de faire entrer les autres dans nos propres standards ou de résister à leur manière d’être, en fait nous nous contractons et nous renforçons en même temps les frontières du moi séparé. Nous nous rétrécissons nous-mêmes. Mais le fait d’apprécier la différence des autres, de les laisser être ce qu’ils sont, relâche et dissout littéralement les frontières qui nous maintiennent en même temps séparés.
De cette façon nous arrivons à connaître les autres dans leur ipséité( le fait pour un individu d’être soi-même, distinct de tous les autres.) et sommes un avec eux. L’unité ou la non-séparation, alors, est réalisée, quand nous permettons pleinement à l’autre d’être différent.
Swami Prajnanpad reconnaît le paradoxe ici impliqué en demandant :
« Comment puis-je être un avec l’autre en le considérant comme une autre entité ? Cela paraît n’avoir aucun sens. Eh bien ce n’est qu’en acceptant l’autre comme une autre entité, que l’entité de l’autre disparaît. C’est bien une contradiction »
Quand je permets à l’autre d’être juste ce qu’il est, ce qu’elle est, ce que c’est, sans imposer mes préférences, ou offrir une résistance, l’autre n’est plus quelque chose de séparé là-bas, en dehors de moi. Alors je découvre ce que signifie réellement aimer, s’ouvrir aux autres tels qu’ils sont, sans leur imposer mes jugements ou mes manières de faire.
Swami Prajnanpad demande : « Qu’est-ce que « vous » ? Le « vous » parfait est toujours en contact » Il se montre là très proche de l’affirmation de Buber : « vivre vraiment c’est rencontrer. » Mais Swami Prajnanpad fait un grand pas de plus par rapport à Buber, en voyant le jeu relatif de la dualité comme un point d’accès à la non-dualité absolue. Le véritable contact dit-il « est toujours advaïta, non-duel. En acceptant pleinement l’autre et en nous ouvrant à lui en tant qu’être unique qu’il (ou elle ou cela) est, vous êtes alors un avec cela. C’est un paradoxe en réalité et ce qui en résulte finalement, est que cette acceptation finit par tout embrasser Rien en fait ne demeure étranger. Rien de différent n’existe. La dualité, qui est la cause de tous les conflits, de la division, de la disharmonie, tout cela cesse d’exister »