Continuons notre exploration du merveilleux texte de Jnaneshwar, si prisé par Nisargadatta et sa lignée. Après le premier chapitre qui relatait en détails l’identité de Shiva-Shakti, le second qui était un hommage vibrant au Guru, le troisième qui développait les quatre paroles fondamentales de l’hindouisme, le quatrième qui allait au-delà du vide et du plein, nous abordons maintenant un chapitre essentiel évoquant la base de l’hindouisme et plus particulièrement de la Réalisation avec cette notion tripartite fondamentale de Sat-Chit-Ananda, traduite souvent par Être-Conscience-Béatitude et que Bernard traduit toujours spontanément par Amour-Bonheur-Êtreté. Jnaneshwar montre bien que cet essai d’approche pour cerner l’Absolu et essayer de le décrire est très superficiel mais qu’il est un doigt montrant la lune pour stimuler la recherche de celui qui se met en route. Mais de fait aucun mot même le plus subtil ne peut donner la saveur de la Réalisation. Le seul moyen pour la goûter véritablement et définitivement est d’y aller avec passion et détermination comme nous le rappellent à longueur de journée Shankara, Nisargadatta, Ramana, Bernard ! Une fois de plus ce chapitre contient des perles inestimables qui peuvent être un précieux support pour le lecteur concentré.
Jnaneshwar était un poète, philosophe et yogi Hindou très influent du 13eme siècle. Il a été influencé par la tradition Nath Yogi, mouvement philosophique de son temps. Il a écrit un commentaire éminent sur la Bhagavad Gita : le Jnaneshwari. La légende stipule que après avoir écrit ce texte, son Guru (par ailleurs son frère) le félicita grandement mais lui fit remarquer qu’il avait écrit un commentaire sur ce que quelqu’un d’autre avait dit et qu’il serait préférable qu’il écrive quelque chose venant de sa propre expérience, c’est ainsi que naquit l’ Anubhavamrita qui est considérée comme l’une des œuvres spirituelles les plus influentes au monde, très prisée par Nisargadatta et les sages de toute sa lignée.
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MA ANANDA MAYI.
Bernard Harmand.
Chapitre 5 : SAT-CHIT-ANANDA.
1- Sat (l’Être), Chit (La Conscience), et Ananda (la Béatitude) sont les trois attributs du Brahman, mais ils ne doivent pas être considérés séparément ; même dans leur entièreté, ils n’affectent pas le Brahman, tout comme la nature venimeuse du poison n’affecte pas le poison même.
2- La brillance, la solidité, et l’or lui-même, tous ensemble, signifient l’or, toute comme la liquidité, la douceur, et la suavité constituent ensemble le nectar.
3- La blancheur, la douceur, et le parfum, se combinent pour composer le camphre.
4- la blancheur est certainement une caractéristique du camphre, comme la douceur, mais l’essence du camphre est le parfum.
5- Tout comme la blancheur et la douceur du camphre fusionnent dans son parfum qui se répand, de même « l’Êtreté » et la « Conscience » de l’Absolu fusionnent dans la joie intense et suprême que recouvre le terme « béatitude ».
6- Donc, en un sens, « l’Êtreté » et « la Conscience » peuvent (dialectiquement) être considérées comme distinctes, mais elles sont toutes deux éliminées par la « béatitude »
7- Tout comme la douceur ne peut pas être séparée du nectar, de même Sat, Chit et Ananda ne peuvent être séparés les uns des autres.
8- Les phases de la lune n’ont de pertinence qu’au niveau relatif, et la lune elle-même est totalement non concernée par ces phases.
9- Quand tombe la pluie, il peut être possible de recueillir les gouttes (dans un récipient) tandis qu’elles tombent, mais une fois qu’elles sont par terre, tout est eau, et il n’y a plus de gouttes.
10- De même le mot Sat (intemporalité) est employé en rapport avec l’Absolu, simplement pour mettre en évidence la nature du mot « temporalité », afin de montrer les différences entre Cela qui est éternel et non changeant, et ceci qui est sujet au changement et à la durée ; et le mot Chit (Conscience) est employé comme « sensibilité », pour le distinguer de ce qui n’est pas sensible.
11- Le mot Ananda a été employé dans les Vedas, simplement pour mettre en évidence que dans le cas de l’Absolu, il n’y a aucune relation avec la souffrance (de l’expérience) qui est emblématique de la vie dans le monde relatif manifesté.
12- L’Absolu a été décrit comme l’Être (la Réalité immuable), par contraste aux conditions constamment changeantes de la vie dans le monde manifesté ; la Conscience, la sensibilité, comme distincte de l’insensibilité ; et la Béatitude, comme en dehors de cette souffrance constante que la vie dans ce monde implique.
13- En bref, la description de Sat-Chit-Ananda n’est pas envisagée comme une description précise et fidèle de l’Absolu (qui est au-delà de toute conception et de toute perception),mais elle dénote simplement l’absence de ce qui est associé à la servitude de la vie mondaine , ASAT (le mensonge, ou la contrevérité), autrement dit, de ce qui est sujet à la destruction, à l’insensibilité, à la douleur et à la souffrance.
14- Comment le soleil devrait-il sa lumière à ces objets qu’il illumine lui-même ?
15- De même, est-il jamais possible qu’une pensée (ou un mot) comprenne CELA à quoi elle doit sa propre existence ?
16- Comment CELA qui est totalement préservé de toute objectivité peut-il être comparé par des critères et des standards ?
17- C’est uniquement dans la compréhension d’un objet que peuvent s’appliquer des critères et des standards de comparaison. Comment pourraient-ils s’appliquer dans le cas du sujet ?
18- Essayer de comprendre le sujet signifie concevoir, tenter de concevoir cela même qui est conception.
19- Il est donc clair que la formule : « Sat-Chit-Ananda » n’est pas censée désigner notre véritable nature, mais seulement indiquer CELA comme étant le sujet.
20- C’est uniquement de cette manière que les trois attributs ont une utilité, jusqu’à ce que l’individu Réalise (le Soi) ou s’éveille à sa véritable nature et alors :
21- Tout comme ayant produit la pluie, les nuages disparaissent ; ayant fusionné dans l’océan, le ruisseau perd son identité ; ayant atteint sa destination, la route s’achève ;
22- La fleur termine en donnant naissance au fruit, qui lui- même termine en jus, et finalement le jus disparaît sous forme de satisfaction produite par le consommateur ;
23- Ayant placé l’oblation dans le feu, la main recule ; les paroles (mantras) culminent dans la satisfaction qu’ils ont produite.
24– Ayant montré le reflet du visage, le miroir se retire ; ayant accompli son devoir de réveiller quelqu’un, l’éveilleur se retire ;
25- De même les termes Sat, Chit, Ananda, ayant accompli leur mission d’indiquer à l’être sensible sa véritable nature, ils se retirent et expirent dans le silence.
26- Quoi que vous disiez au sujet de l’Absolu sera faux, parce que l’Absolu est antérieur à toute conceptualisation ; peut-on connaître sa propre taille en mesurant son ombre ?
27- On ne peut pas connaître sa taille en mesurant son ombre ; elle ne peut être connu que quand le mesureur, honteux de son effort futile, se mesure lui-même.
28- Cela qui est le plenum potentiel, peut-il y avoir quoi que ce soit ou quelque entité à même de la comprendre ?
29- Cela qui est la source de toute conception, comment quoi que ce soit pourrait-il le comprendre ?
30- Un homme qui a été pleinement réveillé (quelque temps) n’est pas seulement non-concerné par le sommeil, mais il n’est pas non plus concerné par l’état de veille : de même, comment CELA qui est en soi la Conscience même, pourrait-il être distinct de l’association à la sensibilité ?
31- De même quand l’Absolu n’est pas concerné par la moindre expérience objective, quel est le sens de dire que l’Absolu dénote le bonheur suprême ?
32- En bref, quand ces trois caractéristiques, Sat, Chit et Ananda sont vues comme totalement inappropriées en ce qui concerne l’Absolu, que reste-t-il ?
33- Ayant abandonné tous les opposés interreliés, et ayant rejeté la dualité, ce qui demeure est pure béatitude.
34- Même l’idée d’unicité est intolérable, parce que « un » est toujours associé à « deux ». La non-dualité se réfère à la dualité ; or l’Absolu est au-delà de la dualité et de la non-dualité.
35- Si l’on pouvait s’immerger dans le bonheur, on pourrait dire qu’on est dans le bonheur. Mais quand Cela est en soi le Bonheur, où donc est l’expérimentateur pour parler de son expérience du bonheur dans le cas de l’Absolu ?
36- S’il y a la présence de la déesse et aussi du tambour sur lequel taper, alors la déesse peut prendre le contrôle d’un corps particulier ; mais s’il n’y a que le tambour (et pas la présence de la déesse), qui peut pénétrer ce corps ? (Cela est une allusion à la superstition qu’en battant continuellement sur le tambour du temple, le corps d’un medium passe sous le contrôle de la déesse).
37- De même, dans le cas de l’Absolu qui est le sujet, CELA est préservé de l’objectivité et de l’affectivité, et demeure inconscient de son êtreté comme caractéristique de béatitude.
38- En l’absence d’un miroir, il n’y a pas la dualité du visage et de son reflet ; de même l’Absolu sous son aspect de béatitude, est au-delà du bonheur comme de la souffrance.
39- CELA n’est pas soumis au sommeil sous la forme de concepts philosophiques ; cela n’est pas non plus soumis à sa propre présence-conscience (awareness)
40- Avant que ne soit plantée la canne à sucre, seule la canne à sucre elle-même (qui est encore à venir) peut avoir connaissance du sucré du jus.
41- Avant que la veena (instrument de musique) ne soit fabriquée, seul le silence, qui plus tard deviendra le son, peut connaître la résonance.
42- Avant que le miel ne se forme dans la fleur, la fleur devra remplir la tâche de l’abeille en connaissant son parfum.
43- Avant que la nourriture ne soit préparée, seule la nourriture qui doit être préparée connaît son goût ; comment quelqu’un d’autre pourrait-il le connaître ?
44- De même cette Béatitude qui est antérieure à toute conceptualisation ne peut pas être connue ou éprouvée, parce que celui qui fait l’expérience n’existe pas.
45- L’après-midi, la lune existe, mais son existence est connue de la lune seule.
46- La beauté d’un visage en l’absence de visage, la jeunesse en l’absence d’un corps, les conséquences en l’absence d’actes, comment peuvent-elles être connues ?
47- Si l’esprit est silencieux et libre de toute conceptualisation, comment la passion ou le désir peuvent-ils survenir ?
48- Le son qui existait avant qu’il n’apparaisse par l’emploi d’un instrument de musique, ne pouvait être connu que par le son même, qui était alors silence (seul le potentiel peut connaître l’effectif).
49- Quand la manifestation du feu disparaît après l’épuisement du carburant, le feu qui était demeure en veilleuse en lui-même (l’effectif est retourné au potentiel).
50- Seuls ceux qui sont en mesure de voir leur visage auront l’aperception de leur véritable nature.
51- Seul celui qui sait combien de semence il y a dans son panier saura ce que la récolte rendra. C’est le genre de connaissance dont je parle.
52- Le Noumène-Absolu n’est ainsi ni une chose ni une autre, il peut seulement être expérimenté en étant CELA.
53- Ayant ainsi vu que le Noumène-Absolu est au-delà de la triade du connaissant-du connu-de la connaissance, et qu’il n’est pas nécessaire qu’IL soit conscient de Lui-même, il serait stupide d’en dire plus à son sujet. Cet état est au-delà des mots et du silence.
54- Dans le cas de l’Absolu, tous les critères et les représentations sont totalement inappropriés ;
55- De même, toutes les marques, tous les signes, les symboles, etc., sont totalement inutiles ;
56- Tous les remèdes, toutes les possibilités, de même que toutes les expériences sont pareillement inutiles ;
57- Tout comme un bon soldat obéit aux ordres (de ses supérieurs), fait de son mieux, et finit même par donner sa vie, il en va de même pour toute pensée ou discipline :
58- Qui ayant fait de leur mieux, acceptent leur défaite totale et cessent de fonctionner ;
59- Si une dalle de mica ou le tronc d’un plantain est coupé couche :
60- Après couche, il n’y aura plus rien à la fin sur quoi se tenir ; de même :
61- Quand le chercheur et le cherché sont un, la recherche elle-même doit cesser (elle est infructueuse).
62- Et là où il n’y a pas de place pour la compréhension et l’expérience, la parole peut-elle survivre ?
63- Et quand la conceptualisation même cesse, la pensée et le mot peuvent-ils survivre ?
64- Quand un homme est pleinement réveillé, est-il concerné par l’état de sommeil ou par l »’état de veille ? Ou bien immédiatement après avoir satisfait sa faim, quelqu’un penserait-il à se cuisiner un plat ?
65- Au moment du lever du soleil, toutes les lampes sont éteintes ; quelqu’un aurait-il l’idée de labourer un champ quand il est rempli de sa récolte (qui reste à récolter).
66- Le mot n’est utile que quand la dualité de la servitude et de la libération subsiste ; autrement, dans notre état naturel, le mot n’a aucune utilité.
67- Le mot n’est utile que pour nous remémorer quelque chose que nous avons oublié ; mais dans cet état qui est au-delà de l’oubli et de la remémoration, quel besoin le mot pourrait-il remplir ?
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La traduction est issue du livre: Ramesh Balsekar : l’Expérience de l’immortalité : éditions Acarias L’Originel.