Reformulation des quatre nobles vérités du Bouddha (Raimon Panikkar 6)

J’ai hésité à publier le texte qui va suivre car il paraîtra peut-être iconoclaste à certains mais deux choses m’y ont poussé : la première est que je l’ai trouvé tellement beau, tellement en accord avec la recherche et tant en résonance avec la ferveur de Bernard, et la seconde c’est que ce texte est à la fin d’un livre de 400  pages dans lequel l’auteur fait preuve d’une grande connaissance et Amour du bouddhisme.Il n’y a donc rien là d’iconoclaste dans le mauvais sens du terme mais plutôt la volonté d’une reformulation de vérités éternelles, digérées, vécues par l’auteur et mises à disposition de la compréhension de l’homme actuel.
Cette reformulation nous aide aussi à comprendre à quel point nous nous enfermons parfois avec rigidité dans des textes sacrés, dont nous oublions les puissantes significations qu’ils peuvent contenir, obnubilés que nous sommes par le fait de les faire coller à nos émotions personnelles, conditionnées, particulières. Cette rigidité mène certains chercheurs à l’esprit de chapelle et au rejet de ceux qui ne pensent pas, ne formulent pas comme eux !
Comme je le dis souvent et ceci est attesté par de nombreux sages: on peut dire une chose et son contraire et que les deux soient vraies chacune à leur niveau.
Tantôt le chercheur aura besoin dans son parcours de s’appuyer sur la vérité de la souffrance pour progresser et tantôt il aura besoin au contraire de s’appuyer sur la recherche du vrai Bonheur qu’il pressent au fond de lui.
Les deux point de vue ne s’excluent pas et sont complémentaires. Ainsi la reformulation de Raimon Panikkar nous ouvre le champ des possibles sans trahir en quoi que ce soit le message originel du Bouddha.

Raimon Panikkar est né le 3 novembre 1918. à Barcelone de père indien et hindou et de mère catalane et catholique, mort le 26 Août 2010 à 91 ans .De par ses origines, il a pu adopter, cultiver et parler des différentes traditions au sein desquelles il ne s’est jamais senti étranger ou extérieur. Il est ordonné prêtre en 1946, année durant laquelle il a obtenu le doctorat en Philosophie; en 1958 il obtint le doctorat en Sciences, toujours à l’Université de Madrid, et en 1961, le doctorat en Théologie à l’Université de Rome. Il a vécu en Inde, à Rome (où il a été libre enseignant de l’Université), et aux Etats-Unis. En 1966, il est appelé à Harvard en qualité de professeur.Il a publié près de 80 livres. Il a notamment pendant environ dix ans,traduit une anthologie de mille pages des textes des Védas.Pendant trente ans, il a maintenu un intense contact avec l’Inde où il s’est rendu pour la première fois en 1954. «Je suis parti chrétien, me suis découvert hindou et suis revenu bouddhiste, sans avoir cessé d’être chrétien» a-t-il dit de lui. Il fut un des promoteurs du dialogue inter-religieux hindou-chrétien. 

En Inde il put rencontrer le père Henri Le Saux avec qui il fit le pèlerinage aux sources du Gange et qui devint son ami proche.

Raimon Panikkar n’est pas un penseur conventionnel : il brise de nombreux schémas, conventions et préjugés.Sa solide connaissance de la tradition philosophique occidentale et ses exceptionnelles connaissances des traditions philosophiques et spirituelles de l’orient lui ont conféré les conditions à une capacité pour le dialogue inter-philosophique et inter-religieux absolument inusité.

_________________________________________________

 

« Je me permets de présenter le texte qui suit, pour exposer l’esprit religieux de notre temps. La majorité des traditions religieuses de l’humanité, prétend « libérer » le monde et l’homme, bien qu’à partir d’horizons très variés. Le bouddhisme lui se concentre sur l’élimination de la souffrance, mais cette perspective négative, cache un aspect positif que nous voudrions tenter d’exprimer avec cette nouvelle formulation du message de l’illuminé. Le mot clef du sermon de Sarnath est dukkha,
( souffrance, manque) et le terme central de notre texte sera Sukha( bonheur, félicité). Une ancienne upanishad dit : « Il n’y a pas de bonheur dans ce qui est limité, seul l’infini est bonheur….Ce qui est fini est ce qui est mortel. »  
En tant qu’auteur contemporain, je m’autorise  cette reformulation et afin de ne pas tomber dans une « désacralisation » d’origine moderne, je répète au moins une des conditions que la tradition bouddhiste a établies pour reconnaître l’authenticité de sa doctrine :

Si quelqu’un dit : 1) je l’ai entendu d’un maître ; 2) d’une communauté ; 3) D’hommes sages ; 4) d’un seul moine vénérable, nous devons alors vérifier les paroles transmises et, si elles concordent avec le Sutta Pitaka et le Vinaya pitaka, nous serons autorisés à dire que ces paroles proviennent de l’illuminé. C’est pourquoi je me risque à reformuler les quatre nobles vérités sans aucunement sortir de l’esprit bouddhiste, ni même chrétien.

Y compris du point de vue de la cohérence philosophique, il semble que le Bouddha ne pourrait parler de la suppression de la souffrance si tout n’était que souffrance- à moins de tomber dans un nihilisme dont le Bouddha se défend justement par ailleurs- Et même dans ce cas on ne pourrait parler d’origine de la souffrance. La souffrance n’aurait alors pas d’origine. L’origine de dukkha implique qu’il y a pour le moins une adukkha que je me suis permis d’interpréter comme sukha. Si comme l’exprime le Bouddha : « tout cela est souffrance » c’est bien qu’il doit y avoir quelque chose qui ne l’est pas.

Les hommes d’ aujourd’hui doivent éviter deux extrêmes pour parvenir à une vie pleinement humaine, à la paix, au bonheur, auxquels ils aspirent. Quels sont-ils ?
-L’un est la recherche de soi-même, l’égocentrisme, la course au plaisir et le mépris des autres- qui conduit à la compétition, à la guerre et à la souffrance(étouffée dans l’ambition même du pouvoir).
-L’autre est l’aliénation de soi-même, l’ascétisme négatif et l’indifférence au monde, qui conduit à la divinisation de soi, au maintien de l’injustice et à la castration de l’homme( compensée par l’orgueil de l’autosatisfaction).
Tant un extrême que l’autre mènent à la destruction de l’homme, en l’empêchant de naître à la Vraie Vie.

La voie moyenne du bienheureux évite ces deux extrêmes, et elle est un chemin personnel, lumineux et serein qui peut être parcouru par tout homme en marche et qui conduit à la paix, à la joie, à la Réalisation et à la plénitude.
Et quel est ô hommes, le chemin qui conduit à la paix, , à la joie, à la Réalisation et à la plénitude ?

C’est, ô hommes, la voie qui contient en elle-même la paix et la plénitude du but.
C’est la noble vérité du bonheur : Tout homme aspire à être heureux ; le bonheur est ce qu’il cherche, est c’est son moteur. Nous savons et nous voyons que tout ce qui nous entoure est conditionné par l’aspiration au bonheur. Quand l’homme entreprend une affaire, réalise une action et s’achemine vers n’importe quel but, il aspire à atteindre le bonheur. L’étoile qui guide toute action est l’éclat de sa joie. La vie dans son expérience la plus profonde est jouissance. C’est pour cela que les êtres vivent et ne se suicident pas. croire que la jouissance existe et qu’elle est possible

C’est ô hommes, la noble vérité de l’origine du bonheur :croire que la jouissance existe et qu’elle est possible ; l’homme vient du bonheur, il n’est sensible qu’au bonheur et, dans la mesure où il parvient réellement à vivre, il est heureux. L’aspiration profonde de l’homme, son poids existentiel, provient d’un centre qui est pure jouissance, gloire parfaite. Les hommes ne seraient pas mus par le bonheur et pour lui si celui-ci n’était pas le centre de leur propre vie.

C’est ô hommes la noble vérité de l’acquisition du bonheur : L’espoir de l’atteindre, la véritable aspiration au bonheur qui entraîne que l’on ne se distrait pas en chemin et que l’on n’oublie pas que le chemin en tant que tel est, bien que passager, jouissance. Sans espérance, l’homme ne boit pas à la source d’eau vive qui apaise sa soif à chaque instant. L’espérance c’est de l’invisible dans le présent et non rêve de futur et c’est par elle que nous avons confiance dans la vie.

C’est ô hommes la voie qui conduit à la conquête du bonheur : le simple et noble chemin de l’Amour, de l’authentique et véritable Amour de tous les êtres, sans se laisser retenir par aucun d’eux.
Le noble chemin de l’Amour, à savoir le don total de soi-même, qui ne peut avoir de terme, parce qu’il est inépuisable. Cet Amour nous ouvre au noble et multiple chemin : la conscience droite, le cœur pur, le langage transparent, la conduite sincère et tous ces nobles moyens que l’expérience humaine multiséculaire a recommandés depuis toujours.
C’est la voie moyenne qui offre vision et entendement, qui conduit à la plénitude, à la Réalisation et à la Vie.

Tant que la triple expérience de la foi, de l’espérance et de l’Amour n’a pas été purifiée dans les quatre nobles vérités, les hommes dans ce monde, avec leurs passions, leurs querelles, leurs constructions, leurs machines, leurs sociétés, leurs connaissances et réalisations, n’atteindront pas  la Réalisation qui apporte la paix, la joie et la vraie liberté.