« A l’écoute du silence » et « le miroir » (Maurice Zundel)

Maurice Zundel (1897-1975)

Maurice Zundel, né le 21 janvier 1897 à Neuchâtel et mort le 10 août 1975 à Ouchy (Lausanne) Paroisse du Sacré-Cœur, est un prêtre et théologien catholique suisse. On a dit de lui qu’il se situe « au croisement des théologies protestante et catholique, de la philosophie existentielle et du personnalisme »
Ordonné prêtre dans le diocèse de Lausanne-Genève en 1919, il est nommé vicaire à la paroisse Saint-Joseph (Genève) dans le quartier populaire des Eaux-Vives jusqu’en 1925. Son évêque, Mgr Besson (1876-1945), l’envoie à Rome pour un approfondissement de ses connaissances. Il y obtient en 1927, un doctorat en philosophie .
En septembre 1927, la reprise de son ministère à la paroisse Saint-Joseph est refusée et il est envoyé cette fois en France. Après quelques mois à Charenton, il devient aumônier des Bénédictines de la rue Monsieur à Paris, jusqu’en juillet 1929.
Son style de vie, caractérisé notamment par une pauvreté radicale à l’école de Saint François, est souvent mal compris par ses supérieurs et il souffrira beaucoup des mesures d’éloignement qu’il ressent comme un exil.
À partir de 1946, après son retour d’Égypte où il avait passé la période de la Deuxième Guerre mondiale, il s’établit définitivement dans la paroisse du Sacré-Cœur à Ouchy (Lausanne). Il y réside pendant trente ans comme simple prêtre auxiliaire, sans jamais recevoir de responsabilité pastorale. Il mène dès lors une vie de prédicateur et de conférencier qui le conduit de Suisse en Palestine, en Égypte et au Liban.

Écrivain, poète et conférencier, Maurice Zundel a publié une trentaine de livres.
Il meurt à Ouchy, en 1975. (Source Wikipedia)

Je désirais faire découvrir à ceux qui ne le connaissent pas encore, la haute spiritualité de Maurice Zundel, occidental proche de nous puisqu’il est mort en 1975. J’ai choisi pour ce faire deux merveilleux textes qui peuvent sembler contradictoires aux néophytes de la spiritualité.
C’est l’occasion aussi de rappeler, et je n’y manque jamais, à quel point il faut avoir un énorme discernement à la lecture des textes qui bien souvent, peuvent dire une chose et son contraire . Le drame est que chacun s’appuie sur celui qui arrange momentanément ses affaires, ses opinions.
Ces deux textes sont une parfaite illustration de ce fait. D’un côté un texte qui pousse à la contemplation intérieure, au repli indispensable sur soi et de l’autre une critique apparente du narcisse se regardant en son miroir et qui rate l’essentiel.
Cela touche d’ailleurs en plein dans la problématique de l’époque, qui d’un côté, nous pousse à l’ extériorité et « au règne du préfabriqué et à celui des instincts individuels et collectifs » et de l’autre côté nous pousse fermement dans le refuge narcissique. Les deux extrêmes bien entendu, sont aussi mortifères l’un que l’autre. La fuite complaisante vers l’extérieur et le repli libidineux sur sa propre personne mènent tous deux à la mort de l’Homme tel que le conçoivent Zundel et tous les spirituels dignes de ce nom.
Dans le premier texte il montre avec évidence, que pour devenir cet Homme, il faut rentrer en soi et « découvrir cet immense espace qui fait d’un être humain un être universel. ».Et dans le second texte il déclare, dans une apparente contradiction: « Dès que le regard revient vers soi, tout l’émerveillement reflue et devient impossible. »
Ne refoulons donc aucun des éléments contradictoires car chacun a sa valeur et notre richesse vient non pas du refoulement et de l’éviction d’un des deux pôles, mais de leur intégration, de leur harmonisation. C’est d’ailleurs un des piliers de l’enseignement du Bouddha, dont je rappelle souvent qu’il enseignait la voie du milieu, qui n’est en aucun cas la voie médiocre, comme beaucoup le pensent, obnubilés qu’ils sont par l’excitation sensorielle d’un extrême. C’est en fait la voie la plus haute, la plus difficile car elle nécessite justement de VOIR CE QUI EST, d’accepter les tendances contradictoires et de les intégrer avec sagesse.
Le chercheur véritable ne doit donc pas se laisser intimider par les accusations d’égoïsme qui lui sont souvent renvoyées, car cette plongée nécessaire à l’intérieur n’est en rien un narcissisme dégradant mais au contraire, une démarche qui crée « au-dedans de lui un espace illimité » et que de ce fait « il devient universel et qu’il peut être pour tous ses frères humains un ferment de libération » .
C’est donc parce qu’il a opéré cette descente en lui-même qu’il est beaucoup plus tourné vers les autres avec un Amour véritable, fort éloigné des sentiers habituels de la complaisance et de la séduction réciproques.

 

À l’écoute du silence

Mais, bien sûr, pour rencontrer cette Présence
au plus intime de nous,
pour rencontrer ce Visage imprimé en nos cœurs,
pour découvrir cet immense espace
qui fait d’un être humain un être universel,
il faut entrer dans le silence le plus profond,
il faut cesser de faire aucun bruit avec soi-même,
il faut atteindre jusqu’à la racine de l’être,
là où précisément notre personnalité jaillit du cœur à cœur
avec l’Hôte bien-aimé qui nous habite.

Si on ne descend pas jusqu’à ce centre,
si on ne vit pas dans ce silence infini,
on ne peut vivre que dans les régions superficielles de son être,
on est voué nécessairement au préfabriqué,
au règne des instincts individuels et collectifs.

En effet, alors, l’homme n’existe pas,
il n’est qu’un produit de l’univers, porté par l’univers
et il s’explique tout entier par sa chimie cellulaire.
Et, du même coup, Dieu devient une idole, une chimère.
Il n’y a plus aucune expérience qui en puisse donner la notion
puisqu’il n’y a plus cette nouveauté
incomparable est merveilleuse
de la nouvelle naissance d’un être
qui surgit, qui se tient debout,
qui apporte à tout l’univers l’Évangile éternel
parce qu’il vit de la Présence Infinie
qui est la joie et la libération
de toute l’humanité et de tout l’univers.

Et c’est là précisément le sens de la vie contemplative
hors de laquelle il n’est aucune vie humaine.
C’est le sens de la vie contemplative
d’être au cœur de l’humanité,
d’atteindre à l’origine de l’humanité,
d’atteindre à la plénitude de la révélation de Dieu
à travers le visage de l’homme né de nouveau
et qui porte en lui la splendeur de Dieu.

C’est là le sens de la vie contemplative,
c’est là son urgente nécessité dans le monde d’aujourd’hui,
dans ce monde tout puissant au point de vue technique
et si totalement déboussolé au point de vue humain.

Il faut rendre à ce monde sa direction,
il faut lui donner un gouvernail intérieur,
il faut ramener chacun à cette création qui incombe à chacun,
à cette création où chacun est indispensable
car c’est en créant au-dedans de lui un espace illimité
qu’il deviendra universel
et qu’il pourra être pour tous ses frères humains
un ferment de libération, une révélation du Dieu vivant.

Des vies extrêmement humbles
sont souvent celles qui parlent avec le plus d’éclat.

                                                   

Le Miroir

Jamais vous ne pourrez vous voir vous-même dans un miroir.
Un miroir peut être utile à votre toilette, voire indispensable,
mais ce n’est pas dans un miroir que vous trouverez
la révélation de vous-même.
Vous ne pouvez pas vous regarder priant dans un miroir,

vous ne pouvez pas vous voir comprenant dans un miroir.
Votre vie profonde,
celle par laquelle vous vous transformez vous-même,
c’est une vie qui s’accomplit dans un regard vers l’autre.
Dès que le regard revient vers soi,
tout l’émerveillement reflue et devient impossible.
Quand on s’émerveille, c’est qu’on ne se regarde pas.
Quand on prie, c’est qu’on est tourné vers un autre ;
quand on aime vraiment,
c’est qu’on est enraciné dans l’intimité d’un être aimé.
Il est donc absolument impossible de se voir dans un miroir
autrement que comme une caricature
si l’on prétendait y trouver son secret.
La vie profonde échappe à la réflexion du miroir ;
elle ne peut se connaître que dans un autre et pour lui.
Quand vous vous oubliez
parce que vous êtes devant un paysage qui vous ravit,
ou devant une œuvre d’art qui vous coupe le souffle,
ou devant une pensée qui vous illumine,
ou devant un sourire d’enfant qui vous émeut,
vous sentez bien que vous existez,
et c’est même à ces moments-là
que votre existence prend tout son relief,
mais vous le sentez d’autant plus fort
que justement l’événement vous détourne de vous-même.
C’est parce que vous ne vous regardez pas
que vous vous voyez réellement
et spirituellement, en regardant l’autre et en vous perdant en lui.
C’est cela le miracle de la connaissance authentique.
Dans le mouvement de libération où nous sortons de nous-mêmes,
où nous sommes suspendus à un autre,
nous éprouvons toute la valeur et toute la puissance de notre existence…
Dans ce regard vers l’autre, nous naissons à nous-mêmes.